Relation de la Guerre.
Voilà donc posées les Gaules de soixante-neuf, dans tous leurs états. Après la nécessaire patrouille de reconnaissance que nous venons d’effectuer, sur les lieux mêmes des évènements, nous allons entreprendre la relation de cette guerre fameuse, la vraie, l’authentique et la seule Bellum Gallicum qui méritât d’être reconnue.
L’hiver soixante-huit fut, dans tout le pays, d’une rare rigueur. Et, comme à l’habitude, ce sont les provinces de l’ouest qui en souffrirent le plus. Les belles saisons ayant été d’une douceur inversement proportionnelle à la méchanceté des intempéries qui sévirent alors, en ce mois de janvier de sinistre mémoire, les occidentaux avaient dépensé en orgies plus fastueuses que jamais l’intégralité de leurs liquidités ; de la capitale, Golandur, jusqu’à Saint-Vit en Roux-Sillon ne se pouvait trouver le plus petit sou, ni la plus petite maille à partir. La Gaule de l’Ouest était à sec comme elle ne l’avait jamais été.
Que faire ? Il fallait d’urgence prendre conseil. Une assemblée des chefs coutumiers de tout le territoire fut diligemment, et dans le plus grand secret, convoquée. Cela se passa, pour la plus grande commodité de toutes les parties, quelque peu dolentes, au beau milieu du pays, dans une bourgade insignifiante du sud de la Neustrie, à Saint-Amant- La-Tricaute. Le charivari fut grand, tous voulant donner leur avis, qui, énoncé de mille manières différentes, revenait à dire la même chose : « Fi des palabres ! Aux armes et partons ! Courons sus à l’est ! ». Ce n’était, ni plus ni moins, que de proposer la fine stratégie habituelle. Dieu sait pourtant si celle-ci avait fait ses preuves. En effet, au moment des grandes disettes, l’on ne cherchait plus chez soi le voisin à spolier ; d’évidence, l’on étendait le voisinage au-delà des frontières et en particulier à l’Est, qui était un morceau bien plus tendre à se mettre sous la dent, que celui du Centre, immensément plus réactif et coriace. Il était notoire que dans l’Est industrieux et économe, les fonds bancaires ne fondaient en été, ni ne gelaient en hiver. Mais quand l’habituel et trop prévisible cri de « sus à l’est » retentit, une voix s’éleva au-dessus de toutes les autres, ce qui pouvait être, l’on s’en doute, considéré comme une belle performance dans ce genre de manifestation. C’était celle d’un chef de haute stature, plus fort en gueule que tout l’auditoire réuni, et qui, pour ne pas être totalement inconnu, jouissait d’une renommée modeste. Il se nommait Dudulix. Adonc, tandis que le brouhaha s’éteignait, la voix montait, qui disait : « Assez ! Suffit ! Que se passe-t-il dans vos grosses têtes ouvertes à tous les vents ? Rien. Qu’avez-vous appris du passé ? Ses leçons sont pourtant assez revêtues de vestes et de culottes militaires. Par Foutratis, vous en souvenez-vous ? Vous rappelez-vous tous vos départs fougueux de béliers en rut, hure baissée, les yeux posés sur le bout de votre truffe d’animal de meute ? Sans jamais vous donner le temps de la réflexion ? Vous alliez toujours droit devant, ne connaissant qu’un trajectoire : celle qui vous menait, au plus court et au plus tôt, à la mêlée. Ah, le beau courage ! Ah, les beaux héros que vous faisiez ! Mais montrez-moi les belles médailles que vous en avez ramenées. Quand il vous prenait, le coup fait, et tout soudain, de réfléchir à la défaite, était-il seulement temps, alors qu’elle était consommée ? Encore le pouviez-vous, tout bosselés et rompus que vous étiez ? Cette prédilection pour des tactiques aussi élémentaires que stériles ainsi que votre refus de toute discipline, vous ont-ils apporté une seule fois la victoire ? Toutes les Gaules se gaussent de votre bêtise. Les autres parties vous ont toujours raccompagnés chez vous, délestés de votre butin, la bourse toujours aussi plate et plus encore. Qu’avaient-ils fait de plus que vous pour ainsi vous défaire ? Moi, je vais vous le dire : en premier lieu, ils possédaient un service diplomatique qui, intéressant, s’il le pouvait, d’autres partis à leur projet, les renforçaient d’un, voire, de plusieurs alliés qui, par leur aide ou leur neutralité, augmentaient les chances de succès. En deuxième lieu, ils avaient un commandement unique, doté de moyens de transmission efficaces, et qui pouvait compter sur des troupes disciplinées, connaissant leur rôle et promptes à agir d’un seul homme. Tout cela bien organisé, en vous fixant des objectifs clairs, et en assignant à chacun sa tâche, avec la plus grande célérité, évite la mortelle confusion, vous donne plus de mobilité et de souplesse. En troisième et dernier lieu, ils s’étaient dotés d’un service de renseignement qui accompagnant à tout moment les armées, les éclairait sur les états, les effectifs, l’armement et la situation de l’ennemi. Comment envisager une bataille sans connaître les forces adverses qui vous font face ? Comment aborder celles-ci, chacun y allant de ses estimation et initiative propres, sans provoquer un chaos dans lequel se dessinent immanquablement failles, brèches, ruptures par où l’autre parti, ayant par entraînement, aiguisé son œil, ne manque pas de s’immiscer afin de mieux diviser, encercler, presser, écraser, aplatir, laminer, par unités, par groupes, par grappes et par paires ceux qui se trouvent sur son chemin ?
– « Réformons-nous ! Organisons-nous ! Commençons enfin à acquérir cet esprit de corps qui a mené si souvent nos ennemis à la victoire ! Mais au bout de tout cela, n’oubliez jamais que ce sont vos manières de vivre durant les belles saisons, qu’il vous faudra changer, afin d’éviter à tous, des conflits toujours dommageables. Apprenez la leçon de votre réveil national et du travail accompli dans l’art de la guerre avec la volonté de les transposer dans les temps de paix à venir. »
Le support sur lequel, le valeureux guerrier avait couché son discours a tellement souffert des outrages du temps qu’il ne nous en reste que peu de parties lisibles ; aussi ne pouvons-nous le restituer entièrement. Mais à notre sens l’essentiel est là. Pour preuve, la réunion marqua le départ d’un rapide retournement des coutumes guerrières des Gaulois de l’Ouest. De drastiques réformes furent aussitôt votées et la nation toute entière retroussant ses manches, partout et à tout niveau, s’offrit les moyens de les réaliser. Les régions, aux quelles il restait quelque réserve, mirent celles-ci à la disposition de l’Etat qui les redistribua équitablement, renflouant ainsi les plus démunies. Chacune put ainsi travailler à confort égal. De nouveaux services furent créés : diplomatie, renseignement, transmission. Et chaque région, chaque ville, chaque communauté, chaque individu se vit assigner un rôle selon ses compétences et moyens spécifiques. Tout cela se fit sous la férule d’un généralissime, élu dès le début de la fameuse Rencontre de Saint-Amant, à sa descente même de la tribune, nous nommons par là, le preux Dudulix. Le chef énergique et charismatique avait su s’entourer très tôt d’un état-major de grande valeur qui, avec fougue, s’était investi et par l’exemple avait mis toute la gaule de L’Ouest à la besogne. Le généralissime se portait sur tous les fronts, ordonnant, conseillant, aidant, ménageant les susceptibilités et valorisant chacun avec une telle simplicité et une telle bonhommie, que sa seule apparition renouvelait l’enthousiasme, s’il en était besoin. En tout lieu, les gens parlaient de lui, le portraituraient à l’envi, confondant l’image qu’ils en faisaient, avec leur dignité et leur fierté guerrière retrouvées.
L’accent fut mis, durant toute cette préparation, sur la nécessité, dans la mesure du possible, de la tenir secrète, afin de créer la surprise le moment voulu. Car disait le général Dudulix : « Nous allons, dans les négociations prochaines, manœuvrer pour intéresser quelque allié à notre projet. Mais en diplomatie, il n’est pas nécessaire de dévoiler ses plans dans leur entier : il faut savoir en taire une partie et en masquer une autre, afin de se garder, par la surprise, l’initiative qui fait la différence et donne la victoire franche et décisive ».
De l’ahurissement de l’ennemi, lorsqu’il trouva l’envahisseur à sa porte, l’on peut honnêtement déduire, que le secret, exigé par Dudulix fut bien gardé. Et l’on peut considérer ce fait comme une performance inouïe. A l’Est, l’on était entré dans la période du coin du feu auprès duquel tous les besoins vitaux avaient été transportés. Ainsi douillettement installés et calfeutrés, peu de choses n’avaient grande chance de les atteindre. Ainsi, les clameurs montant des mille et un grands chantiers ne passèrent point les frontières. L’eussent-elles fait, d’ailleurs, que personne n’y aurait cru, n’ayant, de mémoire de gaulois, jamais vu cette nation de dilettantes patentés se lancer dans de si frénétiques activités, et sur une telle durée. Pour le voisinage, qu’il fût proche où éloigné, la chose eût été, au regard des coutumes occidentales, absolument inconcevable. Adonc, nous avons eu à cœur de rajouter quelques lignes, pour souligner justement ce double exploit, par lequel on vit des gens héroïquement violenter leur naturelle indolence, tout en observant la contre naturelle discrétion qui leur avait été demandée.
Le généralissime attendit que ces nécessaires travaux de réorganisation prissent leur rythme de croisière, avant de s’occuper de la non moins indispensable diplomatie. Il prit alors le temps de choisir, parmi les négociants les mieux versés dans les relations avec les Centraux, les plus retors et les plus roués, que l’on put trouver sur le territoire. Ceux-ci, promptement et officiellement nommés conseillers diplomatiques, furent immédiatement priés de se préparer à suivre leur chef, aux pourparlers qui avaient été prévus la veille, pour le quinze mars à Bourg-L’Arondelle. Mais avant de rejoindre le triumvirat Central formé par les dirigeants Hardmaniac, Bourlognon et Bourangreau, Dudulix pris soin d’envoyer ses espions aux frontières afin de les sonder, notant les passages les plus aisés, les plus confortables et les plus discrets ; en lui, le militaire n’était jamais logé bien loin du diplomate.
D’emblée, dés le début de l’entrevue et une fois les salutations courtoises dûment échangées, Dudulix, sans tourner plus avant autour du pot, se lança dans un long et précis bilan de l’état financier de la Gaule du Centre. L’on peut imaginer la stupéfaction de ses homologues et plus particulièrement celle de Zobix dit le Grec, responsable de la Bourlogne, la province qui avait, et de loin, le plus de poids, au point de posséder, en un seul lieu, la capitale, la plus riche cité et le centre religieux le plus fréquenté. Le Bourlognon constituait d’évidence le plus gros morceau à remporter, et Dudulix savait que les deux autres partis n’étaient là que pour entériner l’affaire. Mais, par Foutratis, ce petit général en savait bien long ! Et l’on était en droit de se demander par quelles sources il avait pu être si bien, si exhaustivement informé. Pour les centraux cela relevait de la magie pure… ou plutôt, noire. Sur un signe de Zobix, les portes se refermèrent, afin qu’en aucun cas ne s’ébruite le reste du propos. Car, pour les responsables du Centre, la teneur de cet exposé faisait l’objet d’une discrétion, que dis-je, d’une discrétion, d’un secret absolu et jalousement gardé : en un mot ce dossier était frappé du sceau TOP SECRET DEFENSE.
Notons au passage, que pour l’heure, ces précautions étaient parfaitement inutiles et relevaient de la plus pure théâtralité politique chère à ces hôtes. Car, en effet, le palais se trouvait déserté par les fonctionnaires des services de l’Etat pour les vacances d’hiver annuelles, et cela au profit, des stations huppées de la région Cisailpine, le temps, pour le pouvoir, de réfléchir à la manière de régler leurs émoluments prochains. Et bien entendu, les mouches du Renseignement faisaient parties des abonnés absents ; on ne voyait pas ici pourquoi surveiller des gens qui n’avaient, par le passé, jamais fourni matière à faire le moindre scoop qu’il fût d’ordre militaire ou civil. Pourtant, les trois grands notables responsables de l’Empire du Milieu, Versingètorid, Zobix dit le Grec et Gélagnac, le premier mouvement de stupeur passé, bouillaient en leur for intérieur, ne laissant pas de s’interroger sur ce sacré foutu petit chef de bled de leurs deux, autoproclamé généralissime d’une armée d’opérette à laquelle on avait, de tout temps, taillé de si nombreuses, si belles et si historiques croupières. Oui les bourses étaient vides ! Oui, le vertueux Centre était à sec ! Oui, l’on devait tout cela à de malheureuses manipulations spéculatives et hasardeuses, initiées par cet absurde appât du gain facile et par cet incompréhensible attrait du jeu ! Et c’est un obscur bouseux étranger sans plus de cervelle qu’eux, qui leur venait faire le chapitre, et mieux encore, un sermon de bren. Dudulix, s’il devinait facilement les jolies pensées qui fleurissaient sous les masques matois de ces acteurs chevronnés, n’en laissait rien paraître. Imperturbable et ne perdant pas le nord, il savait la situation de l’adversaire ingérable sans recourir à quelque expédient, aussi, c’est tout à trac et sans ambages, qu’il leur lâcha sa proposition. Les deux partis en présence avaient un même besoin urgent des liquidités nécessaires à leur redressement, et tous les deux connaissaient le seul endroit où les trouver infailliblement. De par son fond et sa forme, ce constat pouvait sembler dur et cruel, empreint d’un prosaïsme cynique et d’une trivialité primaire, mais il fallait voir les choses dans leur réalité toute nue et aller au plus court ; le temps pressait et aucune alternative au règlement de leur problème commun, ne semblait leur venir à l’idée. D’autre part, l’entreprise ne pouvait être réalisable l’un sans l’autre : l’Ouest ne pouvait passer à l’Est, sans une fausse vraie neutralité du Centre, aussi bien que le Centre ne pouvait, au vu de tous, agresser une autre nation, sans perdre tout ou partie de son crédit. En bref, Dudulix proposait avec quelques petites troupes aguerries, organisées en minuscules commandos voltigeurs, d’assurer un raid d’ampleur très, très réduit à l’Est, ramasser le plus d’espèces possibles, tandis que le Centre regarderait ailleurs, mains dans les poches et nez dans la nue. Les maraudeurs déposeraient, au retour, une partie du butin en terre Centrale, pour prix de leur discrète bonne volonté. Tout cela ne devait durer qu’un laps de temps relativement court, assez, du moins, pour que les arguments de surprise, de prise au dépourvu et de prise de vitesse, fussent crédibles sans l’ombre d’une ambiguïté. Par ailleurs, les administrations, n’étaient-elles pas en vacances de neige ? Le printemps n’était-il pas, depuis toujours, la saison pour « aller à la guerre, donner des horions ?». Or la belle saison ne s’était point encore montrée ni chez les Pikhards et Bourlognons, ni chez nul autres peuples belliqueux ? Qui pouvait faire, ici et à cette heure, un valable témoin ?
Certes, il y aurait quelques petites retombées, mais elles seraient de peu de durée et d’infimes conséquences. Bèzanville jurerait, sacrerait, au vol, à l’assassin, à la justice et au juste ciel. Puis très vite, l’affaire ramenée à sa juste proportion, ne serait plus considérée que comme une histoire de frauduleuse malversation, une vulgaire carambouille, une vilaine arnaque, un emprunt illégal, enfin comme tout ce que l’on pourrait qualifier des risques du métier. L’on se remparerait un peu plus et l’on se remettrait au travail, tout juste un peu moins riche, pour refaire, au plus vite, l’argent perdu ; car si pour certains leur job était de « monter en l’air », le leur, à eux, consistait à produire des sous, et les descendre en cave, aux coffres, sous la protection de la déesse. Aucune armée au monde, et, à plus forte raison, réduite à de petits commandos trop pressés de se servir, ne pourrait jamais arriver à emporter la totalité de leur fortune… Et puis leurs biens n’étaient-il pas assurés ? En quelques mots et arguments bien pesés, le généralissime, avait ainsi tout énoncé, allant jusqu’à anticiper les réponses à des questions qui, légitimement et logiquement, eussent pu être posées par des gens pour qui le sujet eût été nouveau. On ne parlait même pas d’une éventuelle réaction armée de l’Est, et qui pût constituer, en retour, une quelconque menace pour les spoliateurs ; tout le monde savait trop combien le secteur militaire y était négligé en tout et particulièrement au niveau budgétaire, et, le pays, par nature, franchement avaricieux, se louait fort de faire là, une substantifique et jouissive économie. L’exposé fut bref et concis ; le chef occidental, ayant dévoilé son plan, pour l’essentiel, comptait bien garder par devers lui quelques cartes du jeu, car il avait, souventes fois, fait l’étude de l’adversaire et les portraitures soigneuses qu’il en avait fait, l’invitait à conserver une méfiance aussi invisible que déterminée, à l’endroit de l’allié, autant qu’à celui de l’ennemi. D’ailleurs nous avons dit, plus haut, et au bas mot, tout le bien qu’il pensait de ses futurs compères, en lisant leur visage.
A peine le plaideur se fut-il tu, qu’un lourd silence d’airain s’installa, les deux camps restant sans voix, comme foudroyés sur place. La suite de Dudulix, sans réaction, ployait de tout son corps, la tête dans les épaules, toute à la pensée d’offrir le moins de surface et de prise possible aux bourrasques d’une tempête qui, immanquablement, devait venir sanctionner l’insolente assurance et l’incroyable culot de leur chef. Comment se pouvait-on permettre l’énorme forfanterie, de chercher à corrompre une nation ayant la réputation bien assise, d’être la plus honnête et la plus vertueuse du monde ? Mais la journée devait être placée sous le signe de l’abracadabrantesque, car c’est fort poliment et de façon fort civile que Zobix le Grec reprenant ses esprits, pria son honorable interlocuteur, de lui accorder la permission de se retirer, avec ses très chers collègues, aux fins d’une délibération privée et sereine. Laissant sa suite, toujours statufiée, dans son coin, le généralissime, qui lui, n’avait jamais courbé l’échine, s’alla poster devant une des hautes fenêtres de la salle de réception, et se plongea dans l’étude rêveuse du paysage citadin qu’offrait la célèbre Bourg-l’Arondelle. D’ailleurs, dans la chronique tenue par son secrétaire et aide de camp particulier, un certain Popaulix, il est fait mention, qu’à un certain moment de son observation curieuse, il échappa au Chef de la diplomatie, et sans qu’il s’en rendit compte, cette curieuse remarque, à propos de la tour monumentale qu’il avait devant les yeux :
– « Quel abominable machin ! Cette laide et ostentatoire protubérance, aurait dû se nommer, Tour-Bubon. Peste ! Il faudra penser un jour à la raccourcir (sic).»
L’attente fut brève. Le conciliabule secret, en effet, dura peu et la Triade revint ; elle était toute changée, transformée même. De la civilité froide, sèche, toute de retenue qu’elle avait affiché en sortant, elle était passée à une pourpre et exubérante jovialité ; l’on aurait pu penser que, ayant eu besoin d’un petit remontant, pour donner le change à une perplexité quelque peu déstabilisante, elle en avait passablement abusé.
Gélagnac, réputé pour sa langue agile, semblait avoir été investi du rôle de porte-parole ; les bras grands ouverts, et riant à ventre déboutonné, s’avança en premier vers leur visiteur, puis, le temps d’une longue et franche pognée, il l’habilla de pied en cape de tous les superlatifs de la langue gauloise en son nom propre autant qu’en celui de ses deux collègues ; en bref, on complimenta, congratula, félicita, loua, vanta, encensa, glorifia, bénit, caressa, brossa, le général à l’en faire disparaître sous les fleurs. Les mots étaient tous trop justes, trop étroits, trop exigus pour contenir l’intégralité de l’immense génie qui avait conçu un tel plan et la somme de courage, non moins monumentale qui l’avait poussé jusqu’ici, en ces lieux augustes, éminemment respectables, c’est-à-dire, au Parnasse de la Vertu. Un banquet fut commandé, durant lequel seraient mis au point les détails opératifs de la vraie fausse campagne et paraphé le contrat d’entente.
Ainsi, tout fut mis pêle-mêle sur la table : vaisselle, cartes d’état-major, tranchoirs, stylets, plats, plans, couteaux, flacons, plannings et hanaps. Ce qui marqua le début des libations d’usage et des transactions. Tout de suite la retenue fit place à un riche et joyeux brouhaha qui enfla en tonitruant tumulte. Et vint vite le moment où, à voir les convives se contrebattre qui du coude, qui de l’épaule, un observateur étranger eût pu les croire compagnons de toujours. Le traité fut ratifié, signé, scellé, entériné, solennellement avec mout lampées de bon vin de Bourlogne, de liqueur d’Hardmaniac, et cervoise millésimée de Bourangreauce. L’on se quitta enfin, non sans s’être prodigué de nouveau quelques caresses mutuelles. Et Dudulix fut une dernière fois, élevé au rang de héros salvateur de la patrie. Sa suite se prit à penser que les Centraux avaient bien changé. Leur chef, sûrement meilleur politique, se dégageant de ces outrancières marques d’affection, arborait, quant à lui, un sourire narquois.
Sur le chemin du retour, notre délégation, qui jusque là s’était montrée plutôt discrète et timorée, commença de libérer sa parole et de bourdonner comme un essaim d’avettes autour de leur reine. Ils se félicitaient à grand bruit, d’avoir si bien et si aisément, conclu une si nécessaire alliance. Le secrétaire, lui, de son côté, restait songeur, s’étonnant de ne rapporter aucun écrit témoignant de l’existence de celle-ci. Afin de ramener ses accompagnateurs, à la complexe réalité de la diplomatie, sans trop doucher leur enthousiasme, le général déclara :
– « Nous n’avons rien signé qu’au Beaujolais. Ces trois lascars ne manquent ni de finesse, ni de rouerie. Ce que nous leur avons extorqué et qui est essentiel, c’est une pseudo neutralité pour notre passage de leurs frontières à l’aller. C’est tout ce que j’escomptais. Et ils ont tout intérêt à nous voir infiltrer l’Est pour ratisser les caisses ; mais pour notre propre exfiltration, je n’ai jamais compté que sur nous-mêmes ; je les connais trop pour leur faire confiance. Aussi nous ne suivrons le plan convenu que le temps de nous retrouver de l’autre côté. Pour la suite, j’ai tout planifié. D’ailleurs j’ai introduit quelques petites variantes, dés le début des opérations : ainsi ils nous verrons bien passer par la maille du filet qu’ils auront rompu pour nous, mais nous aurons levé la barrière en bien d’autres lieux. A cette heure même, m’attend un bilan sur la porosité de leurs dispositifs de défense ; je l’ai commandé avant que nous entreprenions ce très productif voyage. Pour finir tous les états-majors, tous les niveaux de commandement sont déjà conviés à un rassemblement où sera dévoilé, en partie, le plan de campagne et distribué, à chacun, son rôle. Faites-moi confiance, et je puis vous assurer que vous ne serez pas déçus. Cette fois-ci, nous allons bien rire. Croyez-moi. Eux n’auront rien. Rien de rien. Mais, pressons-nous, les amis, tout va reposer sur la rapidité ; il faudra jouer contre la clepsydre. »
Plus nos voyageurs s’enfonçaient dans les terres de leur patrie, et plus ils constataient de changements. Les travaux partout battaient leur plein et partout dans un discret mais fort entrain. Nulle part l’ardeur n’avait faibli, et il était à croire que les dilettantes d’antan, amoureux fou du farniente, ces partisans acharnés du nonchaloir, avaient pris goût au travail. L’on voyait en tous lieux, moult et moult manches retroussées mais guère de mains dans les braies, ainsi que de nez en l’air. À Golandure, toute la délégation diplomatique fut accueillie en grande pompe. Pour le généralissime, la satisfaction fut grande de constater que les tout nouveaux services de renseignement, avaient, dès leur entrée dans le jeu, fait preuve d’une rare efficacité en acheminant avec vélocité, les informations essentielles vers la capitale où étaient rassemblés les états-majors. Restait pour ceux-ci à connaître le détail, afin de clore les chantiers, affiner les stratégies, les tactiques, et distribuer responsabilités, cibles et tâches.
À cet effet, tous s’en allèrent débattre à Château-Pilon, à quelques encablures de Golandure où les attendait une nouvelle table. C’est durant cet évènement, que le jeune secrétaire et aide de camps du général en chef, Popaulix s’avéra d’une compétence et d’une efficacité dans bien d’autres domaines que ceux dans lesquels son patron l’avait enfermé jusque là. Sa talentueuse polyvalence l’imposa sans que personne ne s’en aperçût, dans les charges nouvelles de directeur de l’intendance et de la logistique, ainsi que dans celle de conseiller au Grand Quartier Général. Excellant partout, il devint, dans l’entour immédiat de Dudulix, proprement indispensable. Et comme le personnage restait, malgré ses hautes fonctions, d’une simplicité, d’une aménité, d’une bonhommie toujours égales, il ne se trouva personne qui lui pût tenir rigueur d’une si rapide élévation. A partir de ce moment, se constitua, au sommet de l’organisation de la Gaule de l’Ouest, un commandement hors du commun, comme en produit rarement l’Histoire, un organe de décision bicéphale, quasi symbiotique, dans tous les cas, complémentaire, et en toute situation, restant inébranlablement maître du jeu.
Affichant une grande assurance, mais sans une once d’arrogance, sa naturelle compétence dans l’exercice des pouvoirs qui lui avaient été conférés, mais sans l’autorité abusive des tyrans, un zèle véhément et sincère dans la promotion de l’intérêt général mais sans aucune altération fanatique, et enfin une grande simplicité en tout, sans fard ni artifice d’aucune sorte, les nouveaux gouvernants furent très vite reconnus, légitimés, respectés, aimés sinon adulés par le peuple tout entier qui découvrait le confort moral que représentaient, pour eux, un cadre fort mais plaisant, et une image exemplaire de la Nation. Les voisins, si accoutumés à ne voir en celle-ci que la désignation exagérément pompeuse et ampoulée d’un ramassis de jouisseurs paresseux, ne saisirent les manifestations de ce changement radical que trop lentement et ne les intégrèrent que trop tard ; ce qui eu pour eux de bien fâcheuses conséquences, comme on le verra.
Le sommet des chefs de guerre et notables locaux de Château-Pilon en Neustrie eut autant de résonnances dans la conduite de la « guerre » que le premier de Saint-Amand- la Tricaute. Si l’une vit la révélation d’un grand chef, l’autre montra le renforcement de son aura et l’établissement de son autorité. A peine arrivé, et en dépit des témoignages de respect et d’allégeance fort sonores qui lui était faits, Dudulix, avec son éternel sérieux débonnaire, ouvrit la séance. Il appela au rapport le directeur du Renseignement, un certain WiKilix, qui diligemment, un volumineux dossier sous le bras, le rejoignit sur l’estrade. Comme on lui avait donné mission de sonder la zone frontière, il avait envoyé et déployé, sur l’heure, ses agents les plus chevronnés. Il s’était chargé lui-même de la synthèse des observations in situ. Tout se trouvait dûment consigné dans l’énorme pavé qu’il montra bien haut, tendu au-dessus de lui, précisant qu’il le mettait à la disposition de tous les responsables de postes de commandement, de secteur et d’unité qui allaient devenir les acteurs les plus avancés sur le théâtre des opérations. Pour sa part et en avant-première, le résumé de ces investigations pouvait s’énoncer en quelques mots simples et parlants : la frontière n’était plus qu’une unique et immense passoire. En maints endroits, pour peu qu’on l’ approchât, des traces, à peine masquées, de laisser aller avaient été constatées ; certains ouvrages de défense vides de toute garnison commençaient de se dégrader, offrant sur de grandes longueurs de bien tentantes brèches, déjà prises d’assaut par toute sorte de végétaux ; du nord au sud, les agents avaient répertorié une bonne centaine de passages non défendus dont un tiers pouvaient offrir, une béance propre au franchissement d’une armée entière. Ces manifestations d’incurie ne semblaient pas pouvoir s’expliquer par les seules coutumes hivernales du Centre, une forte partie des dispositifs de contrôle et de surveillance, portant les stigmates aisément reconnaissables d’un long et vieil abandon. Toutes ces fissures, toutes ces failles, toutes ces crevasses, toutes ces larges ruptures, étaient couchées dans le rapport par ordre d’importance et donc d’intérêt, en vue d’exploitations opératives éventuelles. L’assistance, une fois sa surprise passée, et ces nouvelles données enregistrées, se félicita vivement de disposer pour ses troupes, d’informations si utiles à l’élaboration de stratégies à moindres risques. Mais cette nouvelle façon de conduire une guerre, plongea dans une insondable perplexité bien des vétérans. Ce n’était pas fini ; la suite des évènements envoya définitivement au tapis tout ce qu’il restait de leurs antiques et poussiéreuses conceptions de la dynamique militaire. En effet, le généralissime, après l’audition des Renseignements, interpella le chef des Brettons, un gaillard tout carré et boucané à l’air du grand large, répondant au nom de Branlavec. Celui-ci, s’il avait le teint fleuri à la bolée, utilisait un langage qui ne s’encombrait pas de fioritures. Se traçant un large et profond sillage, tel un vaisseau de haut bord, il s’avança jusqu’à la table des cartes et, sans préludes d’aucune sorte, se mit en devoir de pousser sa rude chanson sur la mission qui lui avait été mandée ; oui, les Cadets de Saint-Baduc-les-Glaouëts, l’unité de commandos d’élite qu’il avait l’insigne honneur de commander, avait bien appareillé ; tout s’était déroulé comme convenu et la flotte, à cette heure, suivait les côtes paisiblement pour s’aller débarquer avec armes et bagages à Port-Mandrin ; seules les hauts responsables militaires, ici présents, étaient informés ; ils étaient donc, pour des raisons qu’ils pouvaient imaginer aisément, tenus à garder, par devers eux, la chose en leur secret, afin qu’elle ne s’ébruita d’aucune manière ; oui, par la mer, ce très puissant et savant corps, traverserait le pays de part en part, de façon plus commode, autant que plus célère ; oui, dans quelques jours seulement, atterris de frais, ils se mettraient en marche, via Montorridot, sur Montvibreau, la ville la plus proche de son objectif, et où ils attendraient le plus discrètement possible le moment de l’assaut ; oui, tout avait été planifié pour leur assurer un confortable hébergement ; oui enfin, tous les effectifs de brillants sabreurs d’élite que comptait la région Haute-Aisne étaient déjà à leur point de jonction avec les fusiliers marins de Saint-Baduc qu’ils devaient seconder dans leur retraite en décourageant, sur leurs arrières, toute velléité de poursuite. L’auditoire, qui depuis un moment branlait du chef à qui mieux mieux, ne laissa pas le silence s’installer ; un tonnerre d’ovations martiales ébranla les murs de la pièce ; les opérations avaient donc commencé ; cette affaire était menée tambour battant, et de main de maître ; plus aucun doute n’était permis ; on allait mettre la main à la pâte où et quand il faudrait, avec les plus sérieux atouts du monde guerrier, afin d’éviter l’humiliation des anciennes déculottées ; on allait montrer à ces claque patins du Centre de quel bois l’on avait manqué pour se chauffer durant ce foutre dieu d’hiver. Na ! Et chacun d’y aller de son petit mot afin de le verser aux dossiers de la grande Histoire.
Dudulix, en grand capitaine, et connaissant ses hommes, ne sacrifia point la tradition sur l’autel du goût et de la raison ; il fit ouvrir en grande pompe, les quelques barriques de Hadmaniac, qui lui avaient été offertes par Gélagniac, pour sceller leur accord. Autant surligner là, que le précieux cadeau avait, au préalable, subi moult tests de potabilité, montrant ainsi la franche et merveilleuse confiance qui régnait, chez le généralissime, à l’endroit de ses alliés. Après un demi hanap de remontant, la séance reprenant, le tohubohu fut donc le seul à mourir.
Un silence d’airain, plus imposant que la massive cordillère Cisailpine s’imposa donc à l’annonce du développement des plans de campagne. Et pour qu’un gaulois en arrivât à oublier son verre durant une éternité de trente minutes, il fallût que quelque chose d’inhabituel, d’insolite, d’inédit, d’extraordinaire, l’en divertisse. Tous ici connaissaient la teneur du fameux traité. Tous gardaient, en leur for intérieur, quelques séquelles anciennes des traîtrises et doubles jeux d’un ennemi trop facilement rallié. Dans ce sommet historique, personne ne s’étonnait de la méfiance de leur chef, tant, en fouillant le passé, on lui trouvait de motifs à la cultiver. Non, lorsqu’au bout de son exposé, Dudulix se mit en devoir de ramasser ses notes, et qu’on connut là, le déroulement réel des opérations, revues et corrigées par notre grand stratège, il se fit dans la salle une déflagration de bonheur franc et joyeux telle, qu’on eût pu craindre, à l’instant et tout à trac, que le vaste et pesant couvercle du ciel ne chutât sur les têtes. Le charivari dura un long temps, assez pour faire accourir toute une foule inquiète, toute hérissée d’armes ou embarrassée de seilles d’eau. Mais la tension retomba quand les portes, s’ouvrant à la volée, laissèrent se déverser à gros bouillons, l’élite du pays, braillant à gueule bec et ventre déboutonné, et portant à bout de bras, sur un pavois bosselé, un généralissime passablement amusé. Ici l’on criait au génie, là, à la victoire, là, encore à la rouste, à la pâtée, à la culotte, à la lanterne, à la fosse à bren, et à toutes les bonnes choses semblables que l’on promet d’ordinaire à son allié. Une estafette des renseignements, épuisée, hors d’haleine, fut arrêtée promptement alors qu’elle allait passer la troupe tonitruante ; elle tenait un billet destiné au grand Etat-Major. Des bras puissants la hissèrent auprès du général qui prit, aussitôt, connaissance du message. Il fit stopper le grand train qui lui faisait escorte et livra à haute voix le contenu de la communication qui lui était faite :
– « Mon général, ainsi que vous l’aviez si justement pressenti, un fort parti d’ Hardmaniacs et Bourlognons, s’est mis en mouvement avec la mission de former un bouchon en embuscade au nord du Mas Star, de rejoindre le Mas Stock aussitôt les derniers éléments de nos commandos passés, leur fermer le Gué-Tapant au retour, afin de les défaire et délester de leur butin. Ordre signé par les officiers généraux Gélagniac et Zobix le Grec. P.S : Comme vous l’aviez commandé, dans ce cas de figure, J’ai transmis l’information aux responsables locaux frontaliers et aux chefs des unités qui marchent en ce moment pour les rejoindre vitement à leurs postes masqués. Par ailleurs, et suivant toujours vos recommandations, j’ai essaimé sur les arrières de la troupe ennemie, force espions et faux combattants déguisés afin de la désinformer, diviser, divertir et affaiblir au cas d’une intervention de nos guerriers, et suivant la tournure des évènements. Votre dévoué serviteur, Vatilix, directeur d’antenne du SRO à Béléjac-en-Gironde. »
La foule avait écouté Dudulix dans la stupeur, se rendant compte, s’il en était encore besoin, de la chance qui lui avait donné un tel chef, un guerrier visionnaire sachant lire les pensées de l’ennemi et anticipant ses moindres mouvements. Oui, la Gaule de l’Ouest pouvait se redresser et paraître bientôt sans rougir au premier rang des Nations. Le généralissime, toujours tenu hissé au-dessus de la mêlée délirante, apostropha et harangua une dernière fois ses états-majors en ces termes : « Chacun connaît, maintenant, son rôle dans cette affaire. Branle-bas de combat ! Tous à vos postes ! En marche et vitement ! Demain, nous devons être à la frontière ! Respectez les ordres et consignes transmises par vos officiers, et ne bougez qu’au signal par moi donné. La surprise et la vitesse opérative assureront notre succès. Celui qui n’obéira pas, caressé qu’il sera par la vieille tentation de faire parler de lui, gâtera les chances de la nation toute entière, de remporter cette victoire qu’elle connaît si peu, et de pouvoir enfin relever la tête. Après une telle liesse, quels gémissements ! Pour ne pas voir ce malheur, je donne, ici même, à l’amiral Mergiturix, le pouvoir de réunir un tribunal militaire qui châtiera tout manquement aux devoirs de la discipline, propre à mettre en danger, ce grand corps unique que forme notre armée naissante. Tout est dit. En avant ! »
Il ne m’est point difficultueux, ni même seulement malaisé, chers lecteurs, d’imaginer que, à ce point de notre récit, promenés longuement autour de ce trop fameux relèvement de la Gaule, vous brûlez d’apprendre à votre tour, en gros et en menu, ce qui fut réellement convenu entre les alliés, réunis par une semblable nécessité, et surtout, les modifications génialement anticipatives de notre lucide, circonspect et malicieux général en chef de l’Ouest Renaissant.
Commençons par ce qui ressortit de Bourg- l’Arondelle en terme de traité. Le plan initial, proposé par Dudulix brillait par sa simplicité et sa brièveté, en vertu des règles diplomatiques qui suggèrent au premier à se jeter à l’eau, de n’y entrer que du bout d’un orteil afin de mesurer les quantité, qualité, masse, profondeur, étendue et température du liquide. En négociateur avisé il l’avait présenté dans son schéma le plus basique possible pour ne pas trop inquiéter un allié éventuel. Adonc, en bref, il s’agissait de plaider, auprès de celui-ci, sa neutralité, fait hautement inhabituel, lors d’un léger raid chez le voisin de l’Est, fort riche et certainement peu gêné d’octroyer un prêt à très long terme, même illégal, à deux parties proches tombées dans une indigence si peu méritée. Les Centraux devaient se tenir le nez dans les nuages, dans le même temps que des commandos légers et mobiles, venant de l’ouest, passaient leurs frontières, faisaient leur fricfrac à Bèzanville et s’en retournant, laissaient obligeamment une partie du butin à leur allié, pour prix de sa feinte ignorance. À la surprise du généralissime, le scénario avait été accepté dans un heureux transport de joie après une délibération des plus brèves. La mise au point bipartite n’amena guère de transformations, sinon que furent précisés et fixés les dates, heures et lieux des opérations aller-retour. Tout cela pouvait donner à penser que les nouveaux acoquinés se faisaient mutuellement confiance. Ce dont le visiteur de l’Ouest douta dès le premier instant, et qui le poussa, sans beaucoup d’effort, à apporter unilatéralement, de larges et complexes modifications au scénario originel, afin de se mettre à l’abri de toute entreprise félonne ainsi que de toute autre surprise.
Ainsi les quelques groupements de commandos d’élite qui devaient être les seuls acteurs de l’expédition devinrent des armées, et les armées, des corps d’armées. Les centraux n’allouaient qu’un passage dans leur dispositif frontalier pour l’affaire ? Eh bien, des trous, en plus de ceux dus à l’impéritie de l’ennemi, on allait en faire : pour passer, repasser et divertir, disperser, diviser, atomiser l’ennemi. Les commandos de Saint-Baduc et les élèves-officiers de Coïtquitend allaient passer le Gué-Tapant mais leur retour se ferait sur les arrières des Hardmaniacs et Bourlognons en embuscade au lieu-dit du Mas-Star et fort occupés à contenir, par-devant, les poussées des sabreurs de Haute-Aisne engouffrés dans le goulet et, sur leur flanc droit, l’assaut des troupes amassées le long de la frontière. De même qu’au lieu d’un objectif, on en ciblerait trois : Bèzanville et Golanrad, pour le vrai, Bourg-L’Arondelle pour la diversion. Tout le monde serait sur le pont. L’ennemi était, en grande partie, inopérant. Les rapports, qui se succédaient sur les bureaux du Grand Etat-Major, le montraient : le Centre était à sec, il n’avait plus de jus, ses frontières étaient mangées aux mites, ses effectifs squelettiques et mal commandés, le ver était jusque dans sa gouvernance corrompue qui, dans la panique, affichaient un pitoyable laisser aller. De surcroît, ses services de renseignements étaient restés aveugles et sourds. Pour que l’effet de surprise jouât à plein, il fallait s’apprêter sans tarder, et l’Ouest tout entier s’y employait ; à commencer par son général. Mais de l’avis de celui-ci, les chances de succès pour être raisonnables, n’en devaient pas moins requérir une attention aigüe ; il n’était pas question de sous estimer un seul de ses ennemis, de négliger un seul événement, aussi petit soit-il, de ne laisser passer une seule occasion, de n’omettre un seul signe, un seul signal ; en bref, il fallait se comporter comme un généralissime.
L’assemblée de Château-Pilon se déroula aux alentours du vingt et sixième jour de mars ; les avis des déchiffreurs divergent, en fait, de quelques dizaines d’heures, mais la majorité des historiographes Dudulictiens la situe ce jour-là. Au soir du trente, tout le dispositif militaire Gaulois à l’Ouest était en place. Le plan des Alliés prévoyait un franchissement de la frontière, par les fusiliers marins de Saint-Baduc, dans la nuit du trente et un. Dudulix avait décidé de prendre une journée d’avance en faisant passer une première vague en catimini, plus au sud du Mas Stock, puis d’en faire franchir une autre, celle qui était prévue, la nuit suivante, selon les termes même du traité. Les premiers commandos étaient beaucoup plus nombreux et devaient s’infiltrer en suivant un itinéraire soigneusement préparé et balisé par des éclaireurs émérites arrivés depuis un long temps sur site et qui avaient habitué les autochtones à leur présence. Cette opération, qui ouvrait la Guerre des Gaules, se passa au mieux de ce que l’on pût en espérer, c’est-à-dire surtout, sans allumer d’alertes par trop précoces dans le camp adverse. Puis, tard dans la nuit qui suivit, le reste des commandos s’engouffra dans le passage du Gué-Tapant, non sans avoir, nettoyé, au préalable, les deux Mas proches, des guetteurs qui s’y tenaient embusqués, prêts à donner l’alarme. Nous ferons, si vous le voulez bien, une courte pause dans ce gué, car il mérite bien une petite parenthèse toponymique au vu de l’étrangeté de son nom. Ce chemin, qui traversait de part en part et dans toute sa largeur, la Gaule du Centre Sud, était le passage obligé de tout pèlerin allant ou venant au sanctuaire de la Motte-sur-Aisne. Il était bordé, sur chacune de ses rives, par deux gros mas à demi ruinés. Le dévot, en général, y était délesté de son petit pécule dès l’aller, vu qu’au retour il y avait de forte chance qu’il l’eût confié au bon soin de la déesse. Afin de lui dérober son bien plus aisément, ont avait coutume de le taper : du Mas Star, au nord, venaient les tapeurs, tandis que du Mas Stock, au sud, les stockeurs comptables, remontaient ramasser le butin. Autant dire que les fusiliers Brettons ne se montrèrent pas tendres à l’endroit de cette racaille avinée, cuvant son Hardmaniac frelaté. Bref nos guerriers d’élite passèrent, ainsi que les premiers, à la seule différence que, contrevenant à l’article trois cent cinquante et quatre bis de l’accord, il éliminèrent jusqu’aux éclaireurs ennemis ; ce qui laissa les centraux dans une cécité totale qui les devait punir de leur traîtrise et les tenir agités et indécis toute la nuit. L’aurore les trouva fatigués, mûrs à souhait, la cervelle brumeuse et le corps endolori, prêts à être cueillis. Mais, pour les achever, une longue journée d’attente s’ajouta à leurs déboires ; ils envoyèrent bien, des patrouilles de reconnaissance vers Bèzanville, afin de savoir si leurs alliés étaient passés et si le sac de la ville avait commencé, comme convenu, or aucune ne revenait au rapport. La moitié du groupement commando qui avait ratissé le terrain la veille et neutralisé leurs informateurs, poursuivait la mission de police qui lui avait été assignée, en arrêtant et escamotant, dès leur sortie du goulot, la moindre escouade ennemie qui s’élançait sur la route de la ville. Le reste de cette formation, quant à lui, remontait déjà l’aile gauche des félons pour participer à leur encerclement.
Au matin du premier avril de l’an soixante-neuf, surprenant les habitants au saut du lit, la deuxième unité commando occidentale attaqua tous azimuts la ville de Bèzanville-le-Fourtout, s’immisçant dans les maisons, vidant les coffres, bousculant toute résistance, abattant de droite et de gauche, et avec la maestria qui les avait rendu célèbres, une opposition affaiblie par une stupeur sans nom. A quelque distance de là, le même scénario se produisait à la Motte. Vers un puissant navire de guerre, baptisé le Foutratis II, un vif va et vient de fourmis besogneuses, charriait le butin, dont la charge eût pu grandement ralentir le retour terrestre d’une troupe combattante dont le rôle n’était pas encore entièrement joué. Lorsqu’il n’y eut plus rien de valeur à glaner, le soleil arrivait à son apogée. Le Foutratis II appareilla, et ne fut bientôt plus qu’un point sur l’horizon. La ville, encore sous le coup de l’émotion, mit encore un long temps à s’en remettre avant d’émettre l’idée d’une poursuite. Mais le peu de soldats dont elle disposait au matin, pour sa défense, restait désespérément au sol, si migraineux, qu’ils n’osaient bouger le moindre membre. Les Cadets n’avaient pas lésiné sur le tour de poignet, et leurs massues avaient fait preuve d’une pesanteur toute empreinte de zèle. Et puis il commençait à faire si chaud ! Après un bref conciliabule, l’on décida de pendre le parti de la prudence, en inaugurant les activités de cette malheureuse journée par une sieste réparatrice. Ainsi les assaillants ne furent, à aucun moment inquiétés, dans la recherche de quelque coin d’ombre épaisse, où attendre la nuit et l’heure de se présenter à l’entrée du Gué-Tapant,. Ils se devaient de retrouver une fraîcheur de forme et de tête, propice à l’exécution de la dernière phase de leur mission. Pour l’ennemi, il n’était point question de méridienne, étant tenu à une garde, sans relâche, du passage où ils attendaient toujours, au moins un retour de l’adversaire. Dans une usante expectative, il restèrent sous l’implacable cagnard tout l’après-midi, et baignèrent dans une moiteur de sauna tout le reste de la soirée. Cet interminable inconfort leur fit perdre, goutte à goutte, le peu de cohésion et de sens qu’il leur restait. A les entendre maugréer, sacrer, jurer, sous forme d’affreux borborygmes, le plus souvent, totalement abscons, l’on était en droit de conjecturer tout le mal qu’ils souhaitaient infliger à l’adversaire qui tomberait entre leurs mains. L’adversaire. Ah ! L’adversaire ! Ces sacrées faces de carême prenant ! Ils les imaginaient éreintés, hors d’haleine, ahanant, pliant et suant sous des fardeaux monstrueusement pansus et pesants que seuls les produits des plus rentables rapines savent constituer. Ils entendaient déjà tinter, sonnailler, tintinnabuler le magot. Bref, ils se délectaient de ces visions de guerriers tombant sous des coups faciles en moins de temps qu’il ne faut pour les formuler.
Il serait bien malaisé de dépeindre la stupéfaction du général Gélagniac, commandant cette traîtreuse troupe, toute fumante d’impatience, et tombée en délire, quand elle vit se matérialiser à l’entrée du goulet, droits dans leurs bottes, souples comme des chats, libres de bâts, mobiles comme des guêpes, tant plus nombreux que prévu et armés jusqu’au gland. Gélagnac la première stupeur passée et se considérant toujours en supériorité numérique, leva à peine le bras pour commander l’attaque, qu’aussitôt une clameur terrible explosa sur ses arrières, suivie, dans la nanoseconde même, d’une autre plus féroce encore, sur son flanc droit. L’élite de la Haute-Aisne, d’un côté, les francs-tireurs dépêchés par le Renseignement, le groupement deux des commandos voltigeurs de Saint-Baduc et de Coïtquitend d’un autre et, pour finir, les corps frontaliers échelonnés du sud au nord, tout ce bel et bruyant monde, sur le signal, se jetait dans la mêlée qui devint vite générale ; pour le coup, il sembla au chef Hardmaniac, que, décidément, il y avait bien trop de monde au rendez-vous. Pour les Centraux, l’embuscade tourna très vite à la bataille, qui se transforma elle-même en déroute. Les Bourlognons qui appréciaient tant la prise de revers à leur avantage, ne la goûtaient que fort modérément quand il leur fallut la subir, et ils plièrent les premiers. Dans leur débandade, ils entrainèrent une grande foule d’Hardmaniac qui depuis le début donnait tous les signes de n’y comprendre que goutte, leur chef en tête. Ceux qui voulurent fuir n’eurent guère le temps d’aller assez loin pour s’extraire du chaudron bouillonnant sans se faire remarquer. Gélagniac dut se résoudre à commander l’arrêt d’un combat inutile. Il se rendit avec le maigre reste de ses phalanges tenant encore debout. Furieux, enflé de rage, hébété de voir comment un vulgaire petit chef de l’Ouest débauché l’avait battu à son propre jeu il fut placé sous forte escorte et évacué vers l’arrière. Le reste des prisonniers, mis en colonne et enchaîné, partit vers l’arrière, où commença pour eux un long périple à travers les provinces occidentales, sous les injures et les lazzis d’une population en liesse, peu fière d’avoir lavé les affronts et humiliations du passé.
Il n’avait fallu qu’une toute petite heure aux armées de l’Ouest, naguère si malheureuses au combat, pour livrer une grande bataille et la gagner.
Les Occidentaux, qui venaient de combattre et obtenir une si heureuse issue à leur première rencontre avec leur allié ennemi, restèrent, pour une part, occuper les territoires conquis, et, pour une autre part, remontèrent vers le nord et la capitale Bourlognonne du Centre déclenchant aussitôt la deuxième phase de l’offensive. Le mot n’était point trop fort, car d’une opération de raids, l’on était passé à une attaque d’envergure qui, comme nous le verrons, engagera tout ce que le pays comptait de guerriers. Cette nouvelle opération, donc, visait, plutôt qu’à conquérir, à divertir, puis à fixer l’ennemi. En effet, Bourg-l’Arondelle, en pleine faillite, n’intéressait en aucune façon, le généralissime en terme de butin. Par contre, en attaquant la ville, cette pièce d’échec à la tour magnanimement ridicule, l’on pouvait sensément espérer voir un bon nombre de gens du nord accourir pour défendre le centre culturel et économique, le poumon, le cœur et la tête de la Gaule Centrale ; la banqueroute d’icelle, rappelons-le, n’était connue que du triumvirat véreux et de son administration toute aussi corrompue, qui l’avait gérée. Ces légions descendraient vers le centre, déshabillant du même coup la défense du nord campée surtout entre Maillegode et Bourbourg. Il suffirait alors de les encercler et d’occuper leur attention en montant de nombreuses escarmouches où tout le monde pourrait trouver son content de divertissantes distributions de gnons, mandales et torgnoles dont tous les Gaulois, d ‘où qu’ils vinssent, étaient follement friands. Les Centraux du nord accoururent, libérant les zones de défense qu’ils avaient mission de garder, rendant, ainsi, beaucoup plus aisé, le travail d’éventuels envahisseurs. Tout se déroula tel que Dudulix l’avait prévu. Adonc, la troisième phase de son plan put commencer. On lui avait assigné qu’un objectif : le pillage de la Motte-sur-Aisne ? Eh bien, il s’en désignerait deux. Et cela, pour la raison que, quand on sort le matériel, autant qu’il serve à quelque chose… et de grand, si possible. Le morceau choisi était plus gros : il consistait à faire le sac de Golanrad, la capitale de L’Est. Mais il fallait profiter du monstrueux chaos orchestré par des attaques enchaînées ; la surprise doublée d’une grande rapidité d’exécution avait déstabilisé le camp adverse et le grand stratège ne devait pas lui laisser le temps de réparer son organisation. Nous avions signalé que, dès son retour de négociation, le général avait donné des ordres pour que fût massé, le long de la frontière, tout ce que le pays pouvait compter de combattants aguerris. Ce sont ces grandes unités qui montèrent en ligne derrière les groupes mobiles, donnant ici, une poussée, là, un assaut final, là encore un coup de balai. C’est aussi ce dispositif qui permit, en un temps record, le déclenchement en chaine, tout le long de l’énorme colonne vertébrale que formait cet Etat, d’opérations multiples, liées et articulées. La conduite de cette énorme machine de guerre n’avait plus rien à voir avec la gestion de quelques commandos ciblant un objectif solitaire et local.
Les premières divisions à intervenir furent celles qui avaient consigne de dégager les fusiliers de Saint-Baduc du piège dans lequel un allié mal intentionné voulait les faire choir. En deuxième temps, ces divisions se remettaient en mouvement, remontant vers le nord, pendant que celles qui s’étaient embusquées face à la capitale du Centre s’ébranlaient, laissaient passer les derniers défenseurs accourus de Bourbourg, puis se rabattaient sur leur proie, formant l’autre partie des tenailles. L’encerclement de Bourg-l’Arondelle, en déshabillant le nord de ses gardiens, donnait, de facto, le signal de la mise en route de l’armée rassemblée devant Bourbourg, capitale de la Bourangreauce, et qui devait se lancer sur la route de Golanrad, la plus importante, ainsi que la plus riche cité de la Gaule Orientale, sinon de tout le continent, après Rome.
Mais restons encore un peu à Bourg où les assiégeants avaient entrepris de cuisiner l’ennemi dans son gigantesque « chaudron », et comptaient l’y faire mijoter, le temps de régler les opérations du nord. Car un événement exceptionnel avait lieu, au cœur même de la cité, lourdement remparée : les Limangeois, qui étaient considérés comme les meilleurs artilleurs du monde, ayant réunis tous les plus efficients instruments de leur métier, avaient ouvert un jeu de déconstruction, dont les règles et le but tendaient à raccourcir au mieux, la trop fameuse Tour-Bourlong. Les équipes qui servaient aux balistes, mangonneaux, onagres, bricoles, perrières, dondaines et tout ce qui pouvait lâcher, lancer, larguer, envoyer, balancer, projeter, propulser, pierres, boulets, bombes, obus et toutes masses ou charges propres à écraser, ruiner, laminer, pulvériser et atomiser, s’inscrivirent au concours organisé par leur chef, un certain Bombache. L’on avait même, pour l’occasion, constitué un jury de vétérans. D’un seul mouvement, tous les assiégeants prirent leur siège et s’assirent, dans l’attente de pouvoir commenter, de la plus vive voix, la qualité des tirs et l’évolution de leurs effets. Le premier jet, d’un boulet de quatre cent cinq, emporta le toit, qui s’écroula dans une indescriptible clameur de joie bon enfant. Le deuxième escamota le chemin de ronde avec ses mâchicoulis ; le tohubohu monta de ton. Et puis, niveau par niveau, comme débité en rondelles, l’édifice disparut en entier. De la façon dont les artilleurs s’y prirent, les gravats chutèrent en plein dans le Vide-Gousset, qu’ils remplirent à ras bord. Le généralissime, qui apprit la chose le lendemain devant Golanrad, fut, dit-on, secoué d’un rire homérique et promis une médaille à l’équipe gagnante et une citation au reste du régiment d’ artillerie de rupture, auquel elle appartenait. L’on apprendra plus tard, que Zobix-le-Grec, monté au sommet de la Tour avec tout son état-major pour observer le dispositif adverse, disparut avec toute sa suite dès le début du bombardement, parmi les énormes moellons du chemin de guet. Les Limangeois, en décapitant le célèbre monument éliminèrent, sans le savoir, les têtes même du pouvoir Bourlognon, du Centre et de ses armées, en un seul coup. Et cela expliqua la reddition rapide et facile de cette ville dont on ne voulait pas. En effet, quand les assiégés se rendirent compte de la perte de leurs chefs, leur consternation fut telle qu’ils perdirent toute ardeur combattive et la plupart d’entre eux, entrant en langueur et léthargie, se laissèrent hacher menu par l’affreuse pluie de pierre, de fer et de feu qui continuait à s’abattre sur toute la ville. Le petit nombre de Bourangreaux, Bourlognons et Hardmaniac mêlés, qui s’échappa de la fournaise dut son salut aux agents de Wikilix infiltrés qui pensèrent à ouvrir les portes des remparts et envoyer le signal de halte au tir. L’ironie du sort voulut que Bourg-l’Arondelle, cette cité si fière de son magistral et extravaguant monument, érigé à la gloire et à la hauteur de son arrogante puissance, dût sa perte à celui – ci, et en un temps, dont la durée fut inversement proportionnelle à sa stature.
Vous me pardonnerez, bien chers lecteurs, le retard que nous avons pris en développant l’affaire de cette nouvelle Babel. Mais ainsi que je vous l’avait dit au tout début de cette pause, l’énorme travail de chaudronnerie militaire que représentait le siège de cette ville citadelle, ne servait qu’un but minime : divertir et fixer l’ennemi. Or, cette simple et accessoire entreprise se transformant en franche et victorieuse conquête, dont les effets se montrèrent si déterminants dans la suite de cette guerre, est un fait trop rare et trop plaisant, pour qu’on n’y consacrât au moins quelques lignes supplémentaires. Et puis, de vous à moi, qui eût pu s’attendre à une telle issue, à ce qu’un gouvernement tout entier disparût dans le sillage d’un seul petit projectile de calibre quatre cent cinq de marine, et en plein cœur des terres ? Nous prendrons donc en compte, les quelques minutes, aussi lourdes qu’un siècle, passées en grandissime stupeur, insondable béance et diverses vapeurs, enfin toutes ces choses qui, de manière naturelle, prolongent, voire éternisent les transports et états émotionnels de la gent humaine, et la retarde, malgré elle, dans son cheminement habituel.
Aussi, hâtons-nous de rejoindre, le nord du Centre, où ont été déclenchées les opérations du troisième volet du plan dudulictien. Dopées par toutes leurs récentes victoires, c’est en hurlant comme des diables et faisant un tapage assourdissant, que les armées du nord de l’Ouest, d’une seule masse et sur une seule ligne, se mirent en branle. Restées, à attendre d’en découdre, quatre longues journées durant sur leurs bases de départ, elles donnaient alors un libre cours aux manifestations, autant gestuelles que vocales, les plus ostentatoires, les plus sonores, les plus délirantes, de la fierté et de la joie de pouvoir enfin entrer en lice. Mille carnyx, buccins, sacqueboutes, cornes marines, bombardes, binious, tambours, cymbales unissaient leurs brames, mugissements, hululements, rugissements, barrissements, et autres productions sonores propres à vous gâter l’oreille pour le restant de vos jours. Une partie des troupes s’en alla mettre le siège devant Bourbourg, place forte de la Bourangreauce, le reste se rua sur la route de Golanrad. Wikilix, qui avait adopté le rituel d’introduire le vers dans le fruit afin de hâter son pourrissement, avait dépêché, dans les deux villes, un bon nombre de ses affidés. Et ceux-ci n’avaient pas attendu de voir venir l’avant-garde tonitruante de leurs compatriotes, pour informer les bourgeois des « graves, des épouvantables, des atroces défaites » du Centre, cette barrière qui ne pouvait plus arrêter les hordes de l’Ouest ni les empêcher d’envahir leurs terres et piller leurs trésors, cauchemar si longtemps redoutée. Plus au nord, au-dessus de Bourbourg, les Noeudstriens, les Brettons et les Golandures tombèrent sur un improbable régiment d’Angles particulièrement obtus. Leur rencontre fut à ce point orageuse, qu’elle faillit tourner à la bataille rangée. Mais la courtoisie naturelle des Noeustriens et le fair-play des fils d’Albion firent merveille. Ce régiment avait été convié par leur vieil ami Versingètorid afin de l’aider dans ses démêlés avec quelque voisin rebelle. Le général Vitoclerc, qui commandait le corps d’armée Nord, leur signifia que le voisin en question était lui-même, que la situation politique avait beaucoup changé à son avantage et que s’ils voulaient participer à la défense de Bourbourg où résidait celui qu’il cherchaient, il fallait qu’ils se dépêchassent d’aller s’y enfermer, la ville assiégée étant quasiment mûre, sinon tout à fait blette, et sur le point de tomber. Lorsque les Angles mercenaires furent pleinement informés, ils jetèrent un dernier regard suffisant et calculateur, mesurant la taille de l’ennemi, et firent volte face, sans autre forme de procès. Vitoclerc leur attacha une escorte afin qu’elle s’assurât de leur rembarquement à Maillegode. Si nous relatons cette anecdote, c’est que, dans l’énorme liasse de dessin illustratifs de notre découverte, un artiste a cru bon de la figer pour l’Histoire et que nombre d’exégèse la signale comme l’ancêtre de la « guerre en dentelle » de notre siècle des Lumières.
La ville de Bourbourg tomba par traîtrise au bout d’une seule petite journée. Elle n’eut guère le temps de se battre. Se mouvant dans l’obscur de la nuit, les Cadets, encore eux, escaladèrent un coin de muraille que les forces spéciales avait conquis de l’intérieur, et à elle deux ces formations d’élite, après de brèves échauffourées, parvinrent à ouvrir deux des portes de la cité, derrière lesquelles attendaient, tapies au sol, moult sections d’assaut. Bourbourg prise, le sac pouvait commencer. Mais l’effet le plus important de cette rapide chute, fut celui de libérer, plus vite que prévu, une partie importante de l’armée que l’on envoya vers Golandad, prêter main forte aux assaillants déjà sur place.
D’aucuns, peut-être, s’inquièteront du sort de Versingètorid, dans cette triste affaire. Nous dissiperons leurs alarmes, en leur rapportant le témoignage des chroniques écrites par le bras droit du général en chef. Lorsque sa ville fut livrée à la rapacité ennemie, et qu’il dut, respectant les us de l’époque, aller remettre au vainqueur les clefs des remparts, qui n’avaient, d’ailleurs, plus rien à ouvrir, Versingètorid se fit hisser sur son pavois, et suivi des derniers dignitaires de son gouvernement, il s’achemina vers la tente du grand état-major. Dudulix, magnanime, l’y accueillit chaleureusement, lui reprochant, en badinant, la vilaine entourloupe qu’on lui avait voulu jouer au Gué-Tapant. Mais le vieux chef se découvrant le bras armé et ses porteurs s’ébranlant tout soudain, se ruèrent sur le généralissime. La garde prétorienne, qui ne quittait jamais son idole d’une semelle, s’interposa à temps et, furieuse et outrée par cet attentat, dégagea à grands coups de masse d’arme, un large espace où tout le monde pût respirer. On releva les blessés et en premier lieu, Versingètorid, dont le casque enfoncé jusqu’au nez, par un fort méchant coup de casse-tête, lui donnait un air étrange. On peina beaucoup à le maintenir debout. Un soldat, fou de rage, esquissa le geste de l’achever. Mais Dudulix retint le bras vengeur. Les médecins s’approchèrent, tâtèrent, épongèrent, oignirent, bandèrent, interrogèrent, consultèrent le patient. Il fallut bien se rendre à l’évidence, le choc avait altéré ses fonctions cérébrales : le grand chef, membre du fameux triumvirat dirigeant la Gaule du Centre, gouverneur de la province de Bourangreauce et commandeur de l’ordre de la Toison Brune de Bourbourg-la-Pugnace, était gâteux.
Les Golanrades, quant à eux, voyant sous leurs murs quasiment doubler les forces adverses, connurent vite le destin de Bourbourg. En effet cette victoire libéra les troupes affectées au siège de cette dernière et les propulsa sur la route de la capitale orientale pour aller grossir les troupes d’assaut déjà sur place. Cela fit, au bout, une foule de soldatesque impressionnante. En chemin, les armées ne rencontrèrent que peu de difficultés. De ce côté-ci des Gaules, Tricnazes et Golanrades s’étaient toujours cru, à l’abri de toute agression pour ce que le Centre les avaient accoutumés au repos, sous son aile protectrice. À preuve, toutes les escapades de l’Ouest, leur ennemi ancestral, sur leurs terres avaient lamentablement échoué. Ainsi, ayant cru pouvoir faire l’économie d’une armée digne de ce nom et de moyens de communications modernes, leurs forces de défense et de réaction s’en trouvaient d’autant plus obsolètes, mal aguerries, peu entrainées, tièdes et molles, quasi inopérantes. Apprenant trop tard les déboires surprenants de son protecteur, et sachant ne devoir compter sur aucun renfort, ni aucun secours, les assiégés virent leur moral tomber à son plus bas niveau. Dudulix, dans ses plans, avait tablé sur les effets rapides du poison de l’angoisse, pour hâter le dénouement de la prise de cette dernière ville, et achever par là la réussite de son dernier objectif. Il pressentait que le temps, perdu, le serait à son désavantage. Ne jamais sous estimer l’adversaire et ne jamais trop embrasser à la fois, voilà les règles qu’il s’était toujours fixé. Il avait envoyé des éclaireurs signaler toute approche d’éléments de soutien. Mais après une journée d’escarmouches plus on moins sérieuses, tout le monde pensa à prendre conseil de la nuit.
Il était tard le soir, et après quelques frugales agapes, un officier était en train de relater un épisode drolatique qui restait gravé dans son esprit. À quelques lieues d’ici, il avançait à un bon pas, avec son escouade, pour joindre au plus vite l’objectif, lorsque le vacarme d’une bataille retentit. Cela semblait venir de l’avant, et dans la crainte d’une attaque ennemie sur les avant-gardes, il fit accélérer la troupe. Au bas d’un coteau, parmi les rangs de vigne, un parti de Noeustriens se battait contre un moine ; un moine haut, rond et gras, de la forme d’une énorme barrique et qui faisait tournoyer autour de lui une lourde hampe jetant mille feux. Des frères lais et des clercs, accompagnés d’un prieur tors et bossu, haranguaient le moine combattant, essayant de l’apaiser. « Nous allâmes prêter main forte à nos compatriotes d’autant qu’il y en avait suffisamment au sol. Les plus forts gaillards de ma cohorte, coutumiers des rixes de rues, se jetèrent dans la mêlée et neutralisèrent le fauteur de trouble. Celui-ci, fort rouge de teint et ahanant comme un marathonien, jurait, sacrait et jetait encore ses anathèmes à tous vents.
– « Hors de ma vue, Jean foutres de reîtres de mes deux ! Il ne sera pas dit que Frère Félix des Entubeurs, chef de chai de l’honorable abbaye du Saint Ordre des Impénitents de Foutratrac, laissât envahir ses vignes. Par Foutratis, et tous les dieux de la lime et du rabot ! ».
Ainsi chantait notre plus dangereux ennemi de la journée, répandant dans un large cercle autour de lui une haleine de buveur au long cours. Le prieur, qui répondait au plaisant sobriquet de Râble-Laid, reprit des mains du belligérant de fortune sa crosse de vermeil et d’or, nous fit les excuses de la communauté et entrepris, sur le champ, de soigner nos blessés. Ceux-ci se virent offrir, au grand dam de notre Frère pugiliste, un grand hanap, rempli à ras bord, du vin local ; recevant ainsi leur deuxième choc de la journée, nos Noeustriens se retrouvèrent vite sur pied, aptes au combat. Autant dire que, devant le résultat, l’officier fit acheter quelques tonneaux de cette potion magique, pour le cas où l’assaut sur Golanrad se révélât plus difficile que prévu. Dudulix s’amusait, riant encore de cette curieuse et savoureuse aventure quand son aide de camp le vint trouver et murmurer quelques mots à l’oreille. D’un bond il se leva.
– « Mes amis, dit-il, d’une voix réjouie, on m’informe, sur l’instant, qu’une délégation, constituée des responsables de la ville, demande à me parler. Et, fait extraordinaire, il y a parmi eux le chef du gouvernement de la Gaule de l’Est qui se trouvait en visite quand nous avons mis le siège. Ils désireraient entamer des négociations avant la pleine nuit, car, le moral de la population étant au plus bas, les autorités craignent des débordements malheureux. Faites-leur, s’il vous plaît, de la place. Restez tous et laissez-moi parler car une opération est en cours. Je n’en dit pas davantage le temps pressant ».
Puis se tournant vers Popaulix :
– « Faites-les entrer sans tarder plus avant ! ».
La porte s’ouvrit sur trois personnages blêmes et apeurés que Dudulix fit avancer tout en se présentant jovialement, afin de faire baisser la tension. Chacun put alors se présenter. Le premier, se tenant un pas devant les autres, se donna les titres de Président, ayant nom, Alaboutix. Le deuxième était bourgmestre de la communauté de communes de Golanrad, et chef de la très puissante corporation des banquiers. Il s’appelait Franprix. Quant au troisième, en grand uniforme militaire, il se donna du maréchal et se nomma Von Plug, héros de la bataille de Noeuchtatt, gouverneur de la place. L’Etat-major, dans un ensemble parfait, mit la main à son arme.
– « La négociation commence bien mal, monsieur le colonel d’opérette, en me rappelant d’emblée, une ancienne et désastreuse défaite de mon pays que je mettrai au compte de mes piètres prédécesseurs. Les temps ont bien changé et, pour l’heure, considérez vous comme mon prisonnier, je ne veux point de bilieux négociateurs à ma table. Appelez la garde, arrêtez ce paltoquet et foutez-le-moi au trou. Autant vous prévenir que vous en répondez sur vos têtes. »
Le pitoyable gouverneur escamoté, un lourd silence s’abattit sur la pièce. L’on aurait pu entendre les genoux des derniers Golanrades restants, s’entrechoquer sinistrement. De manière fort civile, le généralissime les invita à prendre place autour de lui et leur fit servir de sa meilleure cervoise. Sur un signe de son hôte, Alaboutix prit la parole.
– « Mon général, de mes concitoyens nous avons reçu mission de vous mander d’accepter, en échange de leur vie sauve, une conséquente somme d’argent en espèces sonnantes et trébuchantes et monsieur le président propose d’y ajouter une part non négligeable de la Caisse de Solidarité Nationale. En outre, de notre côté, nous abandonnerions l’idée, que votre intrusion sur nos terres, est un casus belli. »
Dudulix, ayant patiemment attendu que son interlocuteur en ait fini, laissa à ce qui venait d’être dit le temps de faire son chemin dans l’esprit de ses compagnons. Au loin une trompe sonna trois fois. Dudulix fut soudain secoué d’un rire carnassier.
– « Messieurs, nous ne sommes point des barbares et vos vies ne nous intéressent nullement. Par contre, lorsque vous nous voulez bien concéder une rançon de haut prix, vous n’êtes pas en condition de nous en faire la proposition. Nous ne voulons point de votre générosité, nous ne voulons rien d’autre que toutes vos liquidités. Nous ne nous contenterons point d’une bourse fût-elle conséquente. Et s’il vous faut encore un peu de temps de concertation, c’est inutile. J’ai l’honneur de vous annoncer la prise victorieuse de votre bonne ville. Le signal vient de m’en être donné. Mon pays est en pleine renaissance et possède déjà une armée réorganisée, refondée, moderne et puissante. Vous nous avez longtemps raillés et vous croyez avoir encore le pouvoir de nous menacer. Mais quand vous sortirez d’ici, vous entrerez dans un monde bien différent de celui que vous avez quitté. La Gaule du Centre, votre meilleur rempart, n’existe plus : elle est occupée par nos soldats, et de ses chefs anciens, il ne reste plus grand chose de grand. Quand nous aurons repassé la frontière, de facto, nous aurons annexé le pays. Nous lui avons, d’ailleurs, donné un gouvernement, le nôtre. A l’heure où je discours, il n’y a plus qu’une seule frontière et deux Gaules. Tout ce que notre armée compte de bataillons du génie est déjà occupé à restaurer des fortifications frontalières que nous avons ménagées lors de notre passage, et au fur et à mesure que la panique les vidait de leurs forces, elles étaient remises en chantier. Savoir anticiper est ma force. Si vous voulez vous opposer à moi, je vous donne un conseil, celui de prendre bien le temps de réfléchir. Si vous voulez exercer contre nous des représailles, j’en serai averti avant même que vos troupes ne se soient mises en mouvement, et nous vous tomberons dessus avant même que vous nous ayez vus. Nous avons un service de renseignement qui vient de s’aguerrir. A qui croyez-vous que nous devons la prise de votre ville ? Ces derniers jours il y est entré plus des nôtres, que de vos paysans, avides de protection. »
Le chroniqueur nous livre ici la dernière transcription littérale des propos émis par son patron durant cette campagne fameuse. L’on peut s’imaginer que le retour, consomma tout autant l’entière l’énergie des combattants qui protégeaient le long et lourd charroi de butin, que celle des responsables du train des équipages qui le menait. Mais, à notre plus grand plaisir, le scribe n’en continua pas moins, sa savoureuse relation. Par ailleurs, pour ce qui est de l’événement spécifique de la prise de Golanrad, nous avons découvert un témoignage très circonstancié et troussé à la façon militaire. Celui-ci émane d’un certain officier général du nom de Bordellix. Il avait la charge des opérations d’assaut de la ville, élaborées dans le secret du bureau même du général en chef, à l’écart du grand Etat-Major. L’on conjecture encore, sur la raison d’un fait aussi rarissime, dans la carrière du grand stratège. Peut-être voulut-il que sa suite, par quelque artifice de physionomie, ne se trahît point devant les parlementaires avant que ces derniers ne se fussent libérés de leur message. La chose eût immanquablement conduit, de leur part, au repli sur soi et au mutisme, et personne n’aurait pu prendre connaissance de leurs positions. Dudulix avait fort tenu à ce que l’échange fût dûment assisté, transcrit et paraphé par scribes et autres témoins. Par ailleurs nous apprendrons, durant le laborieux examen des documents, que le colonel Bordellix était marqué d’une importance particulière, en temps que chef des gardes du corps et exécuteurs des basses œuvres, attaché spécifiquement à la personne du chef suprême.
Adonc, selon les ordres reçus, notre factotum devait déclencher le mécanisme d’assaut et de prise, quelques minutes après que les négociateurs fussent installés dans le grand pavillon de commandement. À cet effet, il devait faire procéder au tir silencieux d’un pot enflammé au-dessus de Golanrad ; ce qu’il fit. N’attendant que ce signal flamboyant, toute l’artillerie, sans bruit, se mit à catapulter des traits ignés convergeant sur l’ennemi. Le nez en l’air, les habitants et les défenseurs aux remparts, subjugués par le spectacle, ne virent, ni les chars béliers ni les commandos furtifs approcher des portes et des murailles. Les Golanrades revinrent à la réalité lorsqu’ils entendirent les hauts ventaux de l’entrée principale se déchirer. De toutes les directions, ils accoururent en masse vers le lieu de l’attaque, dévêtant, par le fait, le reste de la ville de ses défenses. Les agents des forces spéciales infiltrées ne manquant pas de tirer profit de l’aubaine se jetèrent sur tout ce qui pouvait aider à la pénétration des commandos nuitamment positionnés contre les murs extérieurs. Les assaillants avaient reçu l’ordre de n’émettre aucun bruit ni pendant, ni après l’assaut. Ce silence fut, pour beaucoup, cause de la chute ; un ennemi muet, et qui, par là, ne déclare pas toutes ses intentions, comme il est de coutume de le faire dans pareille situation, devient une menace terrible, laissant un libre cours à toutes sortes d’interprétations les plus vénéneuses. La cité déjà bien malmenée dans son moral, craqua de toute part, et plia même avant qu’on la touchât. Golanrad se rendit dans le silence ; dans le silence, Golanrad fut pillée. Le général Silence, envoyé par Dudulix, fut le principal vainqueur de cette incroyable odyssée. Un long brame de carnyx annonça la chute de la ville. Et le généralissime put, sans se tromper, asséner, d’abrupte façon, à tous ceux qui se tenaient devers lui, otages et suite confondus, l’événement ; ce qui ne manqua pas d’ajouter à sa légende le vernis du miracle.
Le reste de l’affaire fut prestement mené. Tout fut prêt pour le retour dès les premiers éclats de l’aube. Déjà un long et lourd charroi de butin s’était mis en route au plein de la nuit et une noria gigantesque de véhicules de tout poil, escortée de puissants régiments vint grossir le trafic du repli. Puis, en queue de file vint se placer l’arrière-garde, commandée par le grand chef lui-même. Celui-ci avait fait vœu d’être le dernier à franchir la frontière. Malgré toutes les prudentes dispositions prises au long du chemin, il ajouta à l’arrière de sa troupe tout un essaim d’agents spéciaux en éclaireurs. Il est d’ailleurs curieux de constater comment, dans la moindre action de ses carrières, autant civile que militaire, apparaît sans cesse la Prudence. Il ne se départait jamais de cette vertu cardinale, chez lui, maniaque, et fleurant souvent la paranoïa la plus aigüe, au risque même de voir ses contemporains la railler. Il confiera souvent à son secrétaire et biographe complice, que dans le domaine militaire, il se devait d’être grandement ménager de la vie de ses hommes ainsi que de la sienne qui était devenue si précieuse à la Nation. Or, au moment où tous ceux qui l’entouraient sur le chemin qui les ramenait chez eux, devisaient et chantaient victoire dans la plus grande insouciance, le général, ne voulant toujours pas sous estimer l’adversaire et anticipant, malgré les déboires récents de celui-ci, un possible sursaut national, pris comme à son habitude les mesures nécessaires de veille. Bien lui en prit, ainsi que nous l’allons voir.
Nous rappellerons, aux lecteurs avides d’apprendre les suite et résolution des fabuleuses et martiales aventures de notre illustre héros, que celui-ci se promenait désormais avec un Président, un bourgmestre et un maréchal, bref, avec tous les représentants de l’Autorité d’un pays, en otage, ce qui n’était pas peu en fait de bagage et n’était pas moins de pesante valeur, que les vaisselleries d’or, joailleries flamboyant de mille feux, statuaires sacrées ou profanes de noble pierre, quincailles monétaires de tout métaux, affûtiaux sonnant toutes musiques et trébuchant les plus agréables branles, entassés en vrac dans les chars d’intendance.
D’ailleurs, tout cela posait aux Golanrades une équation, immensément plus difficile à résoudre, que celles qu’ils pouvaient rencontrer, au quotidien, dans leur complexe comptabilité. Ils n’avaient, en rien, été formés à parer une réalité où, dans le même instant, s’opéraient de tels retraits d’argent et de personnalités responsables. Ils étaient restés, tout d’abord, un long moment hébétés, sous le choc, incapables de réactiver leur pensée, et encore moins le reste. Celui qui se réveilla le premier, dut se dire qu’assurément, à ce train-là, l’ennemi aurait largement le loisir de disparaître derrière ses défenses, hors de leur portée. Quelqu’un avait bien envoyé un messager en pays Tricknaze, afin de requérir de l’aide. Mais la deuxième capitale des Territoire de l’Est était bien éloignée ; le temps que les nouvelles arrivent, qu’elles soient digérées, analysées, que l’on en dégage des mesures de réponse, qu’on mettent celles-ci en œuvre, et, pour finir, les exécute, de longues semaines, des mois, peut-être, pourraient passer, dans une lenteur plus proche de l’inertie que du mouvement. La ville de Tricnaze, nœud de décision de toute une région administrative, n’était sise qu’à quelques brasses de la Méditerranée, et, comme tout ce qui s’asseyait sur ses plages s’y allongeait top ou tard, elle avait une fâcheuse propension à se reposer du moindre effort, si minuscule fût-il. Autant ne compter que sur soi-même. Et il fallait faire vite ; car la distance entre Golanrade et les anciennes frontières du Centre était bien petite. Même une armée lourdement équipée, lestée d’un pesant, long et lent train de butin, habilement mené, pouvait la franchir sans beaucoup de délai.
Un bourgmestre n’était pas irremplaçable, un Président de banque ou d’Etat, non plus. La lutte des politiciens, pour l’accession aux fonctions les plus hautes, révélait, chaque jour, des quarterons de volontaires. On en trouva sur l’heure pour succéder aux pauvres Franprix et Alaboutix. Mais le plus ardu, et de loin, était de se trouver un nouveau chef militaire et une armée, tous deux dignes de leur nom.
Le maréchal Von Plug, autoritaire sinon tyrannique, avait limogé, à tour de bras, les officiers généraux qui présentaient quelques qualité et valeur lui faisant, par là même, par trop d’ombrage. Le résultat en était que l’état-major, qu’il laissait derrière lui, ne présentait à la charge libérée qu’un ramassis de moutons dociles, plus apte à exécuter un plan de campagne qu’à le concevoir. Dans l’urgence, l’on choisit le bras droit de l’illustre absent : le colonel Tortequeue. Lors d’un simulacre rapide de cérémonie officielle, l’on promu le lauréat au rang de général et de là, comme il n’y avait qu’un pas à faire, on le nomma maréchal. Puis afin de le rendre plus crédible auprès de la gent populaire et de ses futurs soldats, il fut illico bombardé chef suprême, en lui décernant les insignes et décorations, exigibles en semblable situation, de Commandeur de l’Ordre de la Toison de Feu. L’on avait donc, d’ores en avant, un chef de guerre fort, talentueux et pugnace, en bref, à la hauteur de la tâche qui l’attendait. Bien entendu, l’on n’avait pas perdu de temps en lecture et analyse de dossiers aussi ardus au décodage que le fussent ceux de l’armée de l’Empereur du Milieu ; et ce fut un grand dommage de ne s’être donné le temps d’y procéder. Car, entre les maréchaux Tortequeue et von Plug s’étendait une monstrueuse fosse abyssale. Le premier n’avait embrassé la carrière des armes, que par le travers d’une incompréhension totale et rédhibitoire des sciences mathématiques, qui le rendait parfaitement inapte aux métiers de la banque ; le deuxième lui était né dans une famille de guerriers, où l’on ne savait guère manier autre chose que le sabre et aboyer des « Sus ! » en veux-tu, en voilà à en réveiller les maures, au plein milieu de leur chère méridienne ; autant l’un avait été fabriqué pour le commandement, autant l’autre n’avait été créé pour rien ; autant l’autre se présentait dans une perpétuelle raideur, une prestance aristocratique héritées de ses ancêtres Prussiens, autant l’un promenait, en toute circonstance, une silhouette courtaude, trapue et torse, une disgrâce léguée par une longue lignée de rond de cuir, cassés par une vie de bureau. Mais brisons là ces menus et faciles propos. Car, de la terrible équation dont nous parlions plus haut, il restait le plus épineux à résoudre : un chef de guerre, aussi valeureux fût-il, n’est rien sans soldat. Or si tout le monde, ici, criait à la poursuite, aux représailles, à la réparation du préjudice, au supplice, à la mort, à l’écrasement de tous les voyous de Golandures du Monde, ces enfants de…; en un mot, si l’on vouait aux enfers tous ces voleurs de cassette, bien peu de matamores se portaient volontaires pour leur courir après. L’on se remembrera que les Gaulois de Lest avait toujours fait le choix budgétaire d’économiser une défense armée, confiant celle-ci à d’occasionnelles troupes de mercenaires. Mais dans la situation présente où la moindre caisse avait été, de façon maniaque, fort proprement récurée, comment se payer ne serait-ce qu’un régiment de lansquenet aguerri, pour accompagner un Maréchal qui n’avait pas inventé le pistolet à eau chaude. Chaque Golanrade, durant le siège de leur cité, avait eu tout loisir d’apprécier, de compter, en bon gestionnaire de fortune, les forces ennemies et leur impressionnante maturité militaire. Aussi ne se précipita-t-on pas pour nourrir en effectifs ce que l’on jugea n’être qu’un embryon d’escouade en comparaison des divisions et corps d’armée que l’on avait vu se promener sous les remparts. Quelques sous sortirent bien de terre à l’occasion, mais ni le nombre, ni le cœur n’était au rendez-vous. A la parfin, l’on réussit à réunir une troupe, qui fut accompagnée, poussée, sinon propulsée sur la route… Il était bien tard.
Les nouvelles autorités autoproclamées, réunissant, selon les us universels, l’élite des fort membrés en gueule, regagnèrent leur foyer, toute empaonnées de l’exploit qu’elles venaient de réaliser. L’armée, quant à elle, ne se hâta que lentement de joindre l’objectif.
Ses ordres étaient de mordre la queue de l’ennemi, se saisir de son état-major, de libérer les otages et de rapporter une part de ce qu’on leur avait volé, et pas plus de ce qui n’était déjà pas rien. Cette action éclatante devait redorer le blason Golanrade, bien mal en point.
Le grand stratège de Maréchal Tortequeux partageait, avec son homologue de l’Ouest, un goût très remarqué pour la prudence ; à cela près, qu’à force d’user de cette prudence-là, l’ on risquait peu, ne faisant pas grand chose. D’aucuns Golanrades, voyant défiler leurs étiques régiments, firent un lapsus historique en s’esclaffant : « Voyez partir, afin de rétablir notre honneur, nos fières troupes d’évite… ». En effet, il rentrait bien dans les intentions de Tortequeux, d’arriver trop tard pour établir un éventuel contact, arguant du temps perdu par les organisateurs de la riposte autant que de la célérité d’un ennemi poursuivi par la crainte de ne pouvoir atteindre au port, et se mettre à l’abri de tout danger. Et c’est ainsi, que, réglant son allure sur le mode vitesse moyenne, le malheureux arriva, contre son gré, assez tôt pour devoir monter une raisonnable opération. Ne voulant point soustraire à sa force, déjà par trop mince, le plus petit élément d’éclairage qui fût, le chef Golanrade, commit une première erreur en se contraignant à une marche d’aveugle, se privant ainsi de renseignements précieux sur les états et mouvements de l’ennemi. Il y avait, par contre, belle lurette que, sans s’apercevoir de rien, les agents de Wikilix disséminés un peu partout, le tenaient sous surveillance, épiant le moindre de ses gestes. Une partie, du reste, faisait un va et vient invisible entre les deux camps, pour informer au plus près leur supérieur hiérarchique, tandis que le reste se rassemblait, chemin faisant, dans le sillage des poursuivants.
Selon le généralissime, un seul endroit, avant de repasser la frontière où l’attendait tout un peuple, fournissait, à un parti mal intentionné et dont les effectifs étaient restreints, tous les outils d’une embuscade à moindre risque et des plus rentables : le Défilé des Spermophiles. L’importance et la charge des équipages, en faisaient un passage obligé. La route s’enfonçait là, tout soudain, entre deux collines abruptes formant un goulet propice aux mauvais coups. Il suffisait aux éventuels agresseurs, de laisser leur proie s’y engager dans son intégralité, puis de refermer derrière elle le passage, et de l’attaquer, vitement pour bénéficier de l’effet de surprise, sur ses arrières de la route même et sur ses flancs à partir des lignes de crêtes de façon simultanée et synchronisée. Et c’est le plan que Tortequeux qui n’avait point, et de loin, une imagination plus fine retint. Seulement, et ce fut là sa deuxième erreur, il n’avait pas eu, à l’instar des Golandures, l’idée ni les moyens d’explorer plus avant le site. Une carte eût suffit. Pour son malheur donc, il n’eut pas connaissance de ces deux petits bois qui baignaient de leurs frondaisons, et sur toute leur longueur, le pied externe des collines jumelles.
L’on fit, de chaque côté, une halte de bivouac pour le nuit, afin d’en prendre conseil.
Lorsqu’au point du jour, l’on réveilla le Maréchal Tortequeux, ce fut pour apprendre que la queue du convoi ennemi s’était déjà mise en route et disparaissait dans le goulet du Défilé des Spermophyles. Tout le monde fut debout en quelques petites minutes, et sans s’attarder à un quelconque petit-déjeuner, l’on distribua son rôle à chacun, leurs consignes à tous, et l’ordre essentiel de rester muet et de ne produire aucun bruit quelles que fussent les circonstances. En cela, le maréchal, qui avait un certain don de mimétisme longuement acquis et jardiné sous son tyrannique supérieur, se piquait de copier le comportement des commandos de Saint-Baduc qui avaient procédé à la prise de sa ville, et qui avaient si bien rendu ses défenseurs inopérants en les pétrifiant de terreur. L’attaque déclenchée d’un geste, les régiments Golanrades se propulsèrent en avant. L’on rêva, dans ces rangs si magnifiquement aérés, de carnage vengeur et de butin de butins. L’on gagna ses positions d’attaque, bouchonnant le goulot de la passe et enveloppant ses flancs par les crêtes, en un rien de temps. L’ennemi honni se retrouvait prisonnier et en passe de subir enfin l’humiliation de la défaite la plus écrasante. Mais à peine Tortequeux avait-il levé son arme pour lancer l’assaut final, qu’un grand tumulte éclata. C’était un peu comme un grondement de torrent grossi par un orage de montagne, et qui arrivait sur eux chargé de tonnes d’alluvions arrachées aux talus du ravin qui le canalisait. Les pauvres Golanrades assistaient bien à un attaque, mais une attaque qui n’était pas la leur. Au devant d’eux, du fond du défilé, ce n’étaient que chars lourds de combats et transporteurs de troupes qui déversaient un flot impétueux de soldats visiblement aguerris, lesquels, tout juste débarqués, montaient à l’assaut des pentes, pressés d’en découdre ; sur leurs arrières, des vagues serrées de guerriers, sortant des bois, couraient à leur rencontre d’un irrésistible élan, tonitruant de milles voix basses et profondes, d’affreux borborygmes de barbares ; enfin, c’était l’énorme coin des agents spéciaux, réunis en une seule masse, et qui, propulsé par un monstrueux marteau invisible, enfonçait le bouchon du goulet. Durant la nuit Dudulix, avait fait remplacer, sur la route, les chariots précieux par des machines de guerre bourrées de fusiliers et, truffé les bois, d’unités d’élite revenues sur leurs pas. La bataille fameuse, dite des Spermophyles, trouva sa conclusion en un petit quart d’ heure. Juste le temps de ramasser dans ses filets aux mailles serrées, un menu cent de Golanrades tétanisés, et qui n’avait pas eu de bras pour combattre, ni de jambes pour courir. Dans l’affaire, le généralissime gagna un nouvel otage à rançonner et quelques galériens de plus pour aider ses gros chars à pédales à se mouvoir, ces machines consommant beaucoup d’énergie. En fin d’après-midi de cette mémorable journée, l’arrière-garde passa enfin la frontière de la feue Gaule du Centre. Et son chef en bon dernier, ainsi qu’il l’avait symboliquement souhaité, en responsable suprême de tous ces glorieux soldats qui l’avaient suivi dans cette aléatoire et périlleuse entreprise qu’est toujours une guerre, si courte fût-elle. Il put alors, en toute sécurité, s’arrêter, malgré la générale et folle liesse populaire qui le voulait emporter. Ainsi put-il, calmement, à l’abri de sa garde rapprochée, remplir son premier devoir de rentrée, en inspectant les travaux du dispositif de défense frontalière commandés avant son départ ; il s’en faisait une obligation de civilité et courtoisie, à l’endroit de tous ceux qui y travaillaient sans se montrer jamais ménager de leur peine. C’était aussi, montrer au peuple présent, que chacun, à son poste, travaillait d’égale importance à la construction d’une nouvelle Nation. Toujours drapé de sa coutumière bonhommie, il se mit à cheminer entre les arpenteurs, terrassiers, maçons et architectes du génie militaire et civil, se rendant curieux de tout. Ce qui ne manqua pas peu de le surprendre, c’est que parmi les manœuvriers, ainsi que à tous les échelons du chantier, des Bourangreaux, des Hardmaniacs et des Bourlognons, tous issus des peuplades du défunt Centre, maniaient pioche, pelle, truelle, compas ou fil à plomb, mêlés en toute liberté aux travailleurs Golandures. Enfin se présenta à lui celui à qui il avait confié la supervision de l’ouvrage, le célèbre Devincix. Les deux chefs s’admiraient mutuellement depuis leurs vertes années. Après maintes bonnes et franches accolades et s’être copieusement exprimés sur la joie qu’ils avaient de se retrouver, ils se remirent en état d’estimer ce qui s’accomplissait devant eux. Le naturel et chaleureux intérêt que leur témoignait cet inaccessible héros national fit naître chez tous ces rudes travailleurs une terrible et irrépressible émotion : déposant l’outil au pied, ils le saluèrent d’une seule voix, avec une ferveur quasi religieuse ; ce qui fit monter d’un cran les acclamations du peuple. Et Dudulix, exécutant un geste rarissime chez un grand chef à l’égard de ses subordonnés, les applaudit ; ce fut du délire. L’obscur meneur de clan d’antan, pouvait se persuader que pour réformer profondément la Nation, il avait tout un peuple derrière lui. Cette reconnaissance lui était nécessaire, car il savait combien serait difficile, ce que demain, il allait lui demander.
C’est ce moment de détente et de paisible rêverie, qu’un Wikilix, hirsute et essoufflé, choisit de rompre. Son directeur des renseignements se montrait dans un état, chez lui, si inhabituel que le général jugea que cette journée si fertile en surprises de toutes sortes n’en finirait jamais de rebondir. Des délégations des peuples de Centre, sollicitaient une entrevue immédiate au sommet dont le héros du jour formait à lui seul le point culminant. On ne voulait parler qu’à lui et à lui seulement, car la chose était d’une capitale importance et pressait gravement. Il se fit alors un violent remous dans la masse compacte de sa garde rapprochée qui veillait jalousement sur sa personne. Une dizaine de gaillards endimanchés, soigneusement encadrée lui fut présentée. Ces parlementaires lui firent remettre leurs lettres d’accréditation, par lesquelles, tous les peuples de la Gaule du Centre défunt avertis de la corruption et de la trahison de leurs élites, faisaient part de leur allégeance au Grand Timonier de la Gaule de l’Ouest et se rangeaient sur l’heure sous ses bannières. Dudulix, surmontant sa stupéfaction, formula son plein accord et demanda à ce que fût établit, sans tarder, un acte solennel écrit et paraphé par toutes les parties intéressées. Ce que le secrétaire particulier s’empressa de produire avec toute la célérité voulue. Les représentants furent dûment invités à participer à la grande assemblée plénière, de tous les chefs coutumiers de la Gaule de l’Ouest, qui devait se tenir dans son fief de Château-Giron, à la fin du mois. Durant cet événement, serait officiellement scellé et entériné cet acte d’allégeance. Pour l’heure, un formidable hourra conclut l’affaire et le généralissime tint à ce que ces braves, introduits dans sa suite, l’accompagnassent dans son voyage vers la capitale. C’était, de sa part un acte fort. Mais il cachait mal l’immense contentement qui le poignait au cœur, devant cette dernière victoire ; le spectre d’une éventuelle guérilla, suite logique de toute occupation territoriale, s’était, d’un coup, évanoui. L’ Intendant Général, lui, avec les milliers de prisonniers capturés durant les opérations au Centre et à libérer selon le nouveau traité d’annexion, voyait, avec tristesse, s’évaporer un formidable potentiel énergétique.
Le Guide Suprême, livré à l’océan houleux d’une foule en délire, mit bientôt plus de temps à parvenir au train militaire qui l’attendait, qu’à faire l’aller et retour de Golanrad. Tout au long de la voie qui le ramenait vers la capitale, les démonstratifs transports d’allégresse de la Gaule profonde ne faiblirent point. Tout le monde voulait voir le Héros, qui avait su en si peu de temps, rendre sa fierté à toute une Nation et la ressouder si bellement. Le fidèle chroniqueur, tout joyeux de lui annoncer que, selon une dépêche qui venait d’arriver, le Foutratis II venait d’accoster, avec toute son escorte au complet, à Port-Mandrin, s’aperçut que son patron s’était endormi. On le laissa prendre un nécessaire repos : rien ne pressait, tant les dispositions propres à l’acheminement, par la troupe, du trésor de la Motte-sur-Aisne, avaient été de longtemps organisées et commandées à des responsables sûrs par Dudulix lui-même. Non, vraiment ! A la tête de ce pays, peu de choses étaient laissées au hasard. A cette réconfortante pensée, toute la pression amassée durant tous ces jours et toutes ces nuits de campagne, heure après heure, se dispersa d’un coup, laissant l’aide de camp rejoindre son maître, dans les félicités d’un sommeil profond et lumineux.
L’accueil dans la capitale fut particulièrement grandiose. Foutratis, en personne, se fût matérialisé en lieu et place du général Dudulix à la porte de la cité, la liesse du peuple Gaulois tout entier rassemblé là, n’eût pu égaler en ferveur, celle que l’on réserva au Héros. Le maréchal Mergiturix, portant les clefs de la mégapole, un pas devant l’aréopage au grand complet, des dignitaires civils, militaires et religieux de la Nation, attendait les vainqueurs. Les armées à l’honneur, comme jamais elles l’avaient été de mémoire de Gaulois d’ Occident, défilèrent fièrement ; l’on décerna moult médailles, citations, promotions et titres ; l’on éleva, en grande pompe, le général au rang de maréchal des Gaules ; l’on fit maints et maints discours de bienvenue, de compliments, de félicitations, de congratulations, d’éloges, de dithyrambes exaltés, dans un charivari assourdissant d’applaudissements, de bis, de bravos, de hourras, de vivats et de rappels ; au point qu’un étranger passant au large eût pu confondre cet immense et bruyant chorus festif avec celui d’une puissante armée, ivre de butin, frénétique et hallucinée, donnant l’assaut à une ville pucelle. Pour finir cette journée historique, Les grands personnages de l’Etat s’enfermèrent dans l’hôtel Lutécia afin de délibérer sur les effets et conséquences de cette glorieuse campagne. Il en sortit quelques premières décisions : à savoir que l’on mettrait à l’étude, sans tarder, la forme que devrait prendre le nouvel Etat de la Gaule D’Ouest, que ceux qui s’étaient montrés les plus aptes au commandement durant cette vaillante épopée seraient nommés à des postes de responsabilités nationaux ou régionaux, que le maréchal Dudulix qui avait si bien initié ce nouvel ordre gagnant et l’avait si bien géré jusqu’alors, était appelé à la plus haute fonction pour assister à la verte jeunesse de celui-ci, que, tous les ans, le premier jour du mois d’avril serait chômé pour célébrer l’événement fondateur de la Gaule Renaissante par des festivités particulières, ainsi que par une assemblée plénière, réunissant tout ce que la nation comptait de chefs, à tous les échelons de la société. Le lendemain, fut publié le résultat de cette consultation au sommet, mettant l’accent sur l’importance que revêtait la vaste réunion de toutes les parties du pays, et qui se tiendrait le dernier dimanche du mois en cours à Château-Giron, fief du premier de tous les Gaulandures, le maréchal Dudulix, honneur que la patrie lui devait bien, pour l’avoir si bien réveillée. Un codicille stipulait, qu’en fin de séance, serait désignée la ville hôte de la prochaine manifestation nationale.
La grande assemblée de Château-Giron II se déroula comme toutes les grandes premières, en grand apparat et dans une atmosphère bon enfant. La tête toute entière, tous les organes, tous les membres, tous les nerfs et tous les muscles du grand corps de la Gaule de l’Ouest étaient là. L’on avait invité aussi les délégations des peuples de l’ex Centre.
Nul ne sait comment put se réunir, dans une bourgade si petite, une aussi nombreuse assemblée. Notre chroniqueur parle de deux à trois milliers de participants, sans compter les trains et équipages de chacun, toute la petite foule ancillaire qui accompagne habituellement les déplacements des personnalités revêtues de quelque importance. Mais, dans la relation, il n’est aucunement fait état de l’organisation logistique d’une telle affluence. Dans tous les cas, ce dut être un remarquable exploit. Ce que Popaulix se propose de porter à notre connaissance est l’ordre du jour : des décisions urgentes à prendre, un débat sur la nouvelle constitution du pays et sa gestion pour l’année, des propositions de tous ordres à soumettre au vote, des conférences, des discussions et des discours comme lors de tout événement fondateur. Tous les participants, devant l’exemplaire prestation politique, diplomatique et militaire d’un obscur chef de clan, avaient pu mesurer combien un pays devenait fort, lorsqu’il savait s’unir, du bas jusqu’en haut, dans un même effort, dans une même perspective et sur un même objet, utilisant ses compétences diverses et particulières, dans la durée. Chacun, donc ici, avait pris conscience de la nécessité d’une centralisation des pouvoirs, pour lever d’un seul corps la nation toute entière, face aux intempéries inévitables de la vie. Chacun avait aussi conscience qu’il fallait, aux commandes de cette énorme et complexe machine qu’est un état, quel qu’il fût, une tête bien faite, droite et désintéressée, garante de l’intérêt général. Par chance, le destin leur en avait donné une, et il s’agissait de la garder. Adonc, lorsque Dudulix, voulant suivre l’exemple d’un certain dictateur, général et cultivateur romain, émit le désir de s’en retourner au travail des champs, pour laisser la place à plus compétents que lui, il souleva un monstrueux et épouvantable tollé. Il lui fut unanimement représenté, que l’initiateur d’un nouvel ordre national, et qui avait largement fait ses preuves dans la conduite d’un pays placé par un vice de l’Histoire devant le mur d’une crise majeure, se devait de rester au chevet de son œuvre, jusqu’au sortir de ses enfances et plus encore jusqu’à sa majorité. Il n’y avait point de délégation, dont le mandat premier ne fût de voter la reconduction de Dudulix à son poste, pour ce qu’il avait montré de rentables talents, et de vertus rares au service des Gaules. Ce genre de leader, respecté autant par les vainqueurs que par les vaincus, ne devait pas courir les chemins d’aucun pays de ce monde, disait-on dans les boudoirs des villes aussi bien que dans les salles basses des chaumines de l’arrière-pays.
Le maréchal dut reculer devant un tel chorus de protestations affectueuses. Il fut donc d’emblée reconduit au sommet de l’Etat des Gaules d’Occident en temps que Président, gentiment, gaiment, mais d’une main quasi militaire. Puis l’on plaça les plus valeureux d’entre tous au gouvernement et à tous les rouages de la mécanique administrative. Chaque province reçut son gouverneur, un brave, vertueux, issu du cru, et doté d’un esprit d’initiative, choisi selon les critères dudulictiens. Il n’y eut donc point de personnage de quelque mérite, qui ne reçut quelques distinction et responsabilité, chacun dans sa partie et selon ses qualifications. L’ on ne lésina en aucune façon sur la qualité des matériaux ainsi que de la maçonnerie du nouvel édifice: la Gaule Renaissante. Notre sympathique scribouillard, quant à lui, hérita de l’écrasante charge de Vice-Président ; son génial sens de l’organisation, ses énormes compétences en logistique, son extraordinaire puissance de travail, son infaillible présence au côté du généralissime président au service de la nation l’avait rendu incontournable sans que l’on s’en rendît vraiment compte.
L’on redistribua équitablement le butin de guerre ; l’on décida de la réparation de Bourg-l’Arondelle, mais sans sa tour, et la ville, sur la proposition du Président lui-même, fut désignée Ville Hôte de la prochaine assemblée plénière ; l’on débattit et se prononça, enfin, sur le sort des otages les deux civils, Franprix et Alaboutix seraient libérés et reconduits à la frontière sans demande de rançon, sans aucun autre échange que la promesse d’oeuvrer à l’unification de toutes les Gaules ; l’on fixa la date d’une rencontre au sommet avec la Gaule de l’Est, afin d’étudier un éventuel rapprochement ; pour finir, il fut convenu que les deux otages militaires et les prisonniers de guerre, resteraient en forteresse le temps que toute chose s’apaise entre les deux pays.
Afin de clôturer la séance de cette première assemblée, Dudulix tint à faire un discours solennel, qui constituerait une sorte de feuille de route pour le gouvernement. Il plaça à son côté Alaboutix, son homologue de l’Est. L’Histoire ne nous laisse aucune transcription direct et intégrale de cette prestation orale ; la cause en est, vraisemblablement, du fait que Dudulix, ayant un temps pensé pouvoir se libérer de ses charges et responsabilités, n’avait cru bon rédiger quelque papier que ce fût. Il recourut donc à l’improvisation, prenant au dépourvu son fidèle truchement. Mais, grâce aux bons réflexes de ce dernier, il nous est resté un abrégé différé, qui nous restitue assez de matière pour en reconstituer le fonds. Nous ne pouvons demander plus à la Fortune qui nous a, par ailleurs si bien servis.
En bref, le message peut se résumer ainsi :
Si le pays venait de démontrer, sous le regard de toutes les Gaules, une grande habileté dans l’art de la Guerre, alors pouvait-il aussi, et de la même manière magistrale, faire montre d’un même génie dans celui de la paix. Les Gaulois de L’Ouest, pour accéder au monde des pays civilisés, devaient impérativement réformer leur façon d’être. Pourraient-ils poursuivre éternellement dans la voie agressive et parasitaire qu’ils se sont choisis, sans se salir indélébilement à la face des nations, ni subir de leurs parts un bannissement mérité ? Non ! Et il est inutile de recourir, ainsi qu’on le fait de nos jours, aux masques et travestissements de nos turpitudes, que sont dans notre bouche les mots, tradition et culture. Pouvait-on sensément justifier une guerre par la seule recherche de butin, dans les vol, meurtre et pillerie ? Pouvait-on, de façon éhontée, provoquer une guerre sanglante par ce que notre débauche insouciante, notre veulerie imprévoyante et notre paresse inconséquente et stérile nous avait conduit à la nécessité de recourir à cette manière, primaire, urgente et expéditive de se nourrir, alors qu’il n’en restait plus d’autre ? La seule raison qu’une armée a d’exister se trouve dans la seule mission légitime que l’on puisse lui assigner : défendre sa patrie, ses territoire et population. L’armée doit servir la nation, au grand large de tout idée d’hégémonie et de toute entreprise conquérante, chaque pays ayant reçu le droit fondamental à la paix. Toute campagne martiale hors de son territoire propre, ne peut se parer de légitimité. Pays de Gaule, veux-tu perdre ton âme, en continuant de te comporter ainsi qu’un barbare ou qu’un vulgaire voyou ? En ce cas ne me choisit pas pour guide. Si certains se meurent d’ennui à force de ne pas assez en découdre, qu’ils n’aillent point se colleter avec leur patriote voisinage, mais bien plutôt avec le Grand Turc ou avec César, les tyrans ottomans ou romains. Les Gaules sont des entités complémentaires : l’une produit des richesses, grâce à ses dons pour le négoce, mais n’a pas d’outil de défense, l’autre, produit des armements, sa nature le portant plus à la chose militaire, mais n’en tire que peu de revenus. Et pourquoi les Gaules, peuplées de gaulois, devraient-elles faire la guerre aux Gaules ? L’Est n’a pas d’armée efficace, pour les raisons qu’on lui connaît ; offrons-lui les services de nos soldats, et assurons-le de notre protection. En revanche, l’Ouest demandera d’être par lui, justement rémunéré. Alors unissons – nous, en alliant nos spécificités et en troquant nos services. Gaulois de tous pays, rassemblez – vous, comme nous l’avons fait, ici à l’Ouest. C’était, reconnaissons-le, pour une bien mauvaise cause, mais le ciment a pris. Alors que sera-ce quand les Gaules se réuniront pour une meilleure raison, celle de se servir mutuellement, accédant par là à un présent paisible et serein, libérées de la crainte d’un avenir incertain, menacé par les barbares massés à nos portes orientales ?
Le biographe ajouta à ses notes, le témoignage des réactions de l’auditoire. Un long moment resté béant, celui-ci se leva pour une longue et fervente ovation. Le président Alaboutix, ému aux larmes ne put répondre que par une courte phrase :
– « Ah, cher président de la Gaule de L’Ouest, et si vous me permettez tout simplement : très cher Dudulix ! Que ce serait beau ! Que ce serait juste ! Mettons-nous au travail sans plus tarder ! Je ne rentre chez moi que pour cela… ».
Sur ces mots, s’achèvent les témoignages écrits ou, tout du moins, ce qu’il en reste de lisible. Mais, après une si longue inhumation, il est miraculeux d’en avoir pu tirer autant de matière propre à reconstruire une vérité historique bien malmenée. Vous reste donc à lire la foisonnante iconographie dont l’intégralité vous est présentée dans les pages qui suivent et dans le même ordre où elle s’offrit à mes yeux béants, au jour heureux de sa découverte. Nous ne pourrons jamais connaître les motivations profondes, qui ont présidé au choix d’un tel ordonnancement, de prime apparence, anarchique. Est–ce l’urgence ? Le dépôt des documents s’est-il fait ex abrupto, dans un contexte à caractère impromptu, intempestif, sinon violent ? Cet aspect de désordre n’est-il qu’un faux-semblant, recélant à l’étude un message codé ? Dans ce dernier cas, les plus éminents historiens, qui se sont penchés à loisir et de près sur l’énigme, n’en ont pu trouver la clef. Mais peu me chaut, quant à moi, cette recherche accessoire, car la plus marquante lecture que j’en fis, fut, et de loin, la toute première ; chaque dessin, contenant sa propre histoire, me menait de découverte en découverte, et j’allai à l’aventure, plus sûrement que dans une suite imposée par quelque chronologie, mes émotions, à chaque fois renouvelées. Je me suis, bien évidemment, interrogé sur la façon de les sérier, ce qui était simple, ces documents parlant un peu de tout : de l’architecture, de la statuaire, de l’habitat civil et militaire, de l’armement, de la guerre. Mais, après moult et moult réflexions, je revenais, sans cesse, à mon expérience originelle, faite de chocs émotionnels forts. Ainsi me suis-je décidé à vous laisser prendre le même chemin et faire le même parcours, passant du tumulte confus d’une méchante embuscade à la visite paisible d’un site sacré, pour être, au détour d’une tendre idylle champêtre, relancé dans un fougueux assaut de ville assiégée. De cet itinéraire à brides abattues, je me suis tissé une histoire dans l’Histoire, laquelle de toute manière ne s’en trouve aucunement altérée. Aussi, après vous avoir dit ce qu’à mon sens il fallait savoir, m’empresserai-je de vous laisser feuilleter, suivant votre gré, la partie graphique de ce de Bello Gallico.
Laisser un commentaire